jeudi 28 mai 2015

Français, vous avez tant changé

LE MONDE CULTURE ET IDEES |  | Par 


Marcel Privat, l’un des derniers bergers de Lozère, photographié en 2007 par Raymond Depardon.


C’est un livre passionnant, que l’on peut feuilleter pendant des heures pour le simple plaisir de découvrir des informations surprenantes, des statistiques oubliées ou des perspectives nouvelles. Dirigé par l’historien Olivier Wieviorka, La France en chiffres de 1870 à nos jours (Perrin, 666  p., 28  €) retrace, statistiques à ­l’appui, l’histoire politique, économique, sociale et culturelle de la France depuis la proclamation de la IIIe République. De l’allongement considérable de l’espérance de vie à la démocratisation scolaire, en passant par la disparition de la paysannerie ou l’égalité des sexes, il ­raconte les révolutions qui ont marqué les cent cinquante dernières années.

La France en chiffres de 1870 à nos jours

En parcourant cet ouvrage de plus de 600 pages enrichi de nombreuses statistiques, on ne peut s’empêcher de penser que, depuis le début de la IIIe République, l’Histoire semble s’être accélérée. « L’allure du temps a tout à fait changé, écrivait déjà Michelet, en 1872. Il a doublé le pas d’une manière étrange. Dans une simple vie d’homme, j’ai vu deux grandes révolutions, qui autrefois auraient peut-être mis entre elles deux mille ans d’intervalle. » L’historien Daniel Halévy était, lui aussi, acquis à cette idée en publiant chez Self, en 1948, son Essai sur l’accélération de l’Histoire. Depuis la seconde guerre mondiale, le rythme ne semble pas avoir ­ralenti, bien au contraire. Retour sur les six grandes révolutions du XXe  siècle.


Une espérance de vie qui a doublé


Qui se souvient qu’en 1870, l’espérance de vie d’un nouveau-né atteignait à peine 38 ans pour une fille et 34 ans pour un garçon ? Qu’en 1873, une épidémie de choléra fit fuir la moitié de la population de Caen ? Qu’il fallut attendre le début des années 1920 pour que l’espérance de vie des hommes dépasse le seuil symbolique des 50 ans ? L’incroyable explosion de la longévité est l’une des révolutions les plus spectaculaires du XXe siècle  : entre 1870 et 2010, l’espérance de vie des Français a plus que doublé – elle est passée de 34 à 78 ans pour les hommes et de 38 à 84 ans pour les femmes.

Dès la fin du XIXe siècle, les grandes ­épidémies commencent à disparaître. Le choléra et la variole s’estompent au ­début du XXe, la petite vérole, dans l’entre-deux-guerres, la tuberculose, après la seconde guerre mondiale. «  Le recul de la mortalité est l’un des plus grands succès de l’époque contemporaine, peut-on lire dans La France en chiffres. La durée moyenne de la vie s’allonge de quinze ans au XIXe siècle, et de trente ans entre 1901 et 1991. Cet accroissement résulte essentiellement des progrès de la médecine, rendus accessibles à tous par l’extension de la protection sanitaire et sociale. »

Après avoir drastiquement réduit la mortalité infantile à la fin du XIXsiècle, la médecine, à partir des années 1970, réussit à faire baisser la mortalité aux grands âges de la vie. Les équilibres générationnels de la société française s’en trouvent bouleversés. Au cours des dernières années du XXe siècle, la part des personnes âgées de plus de 60 ans a énormément progressé  : elles représentaient près de 24  % de la population en 2012, contre seulement 8  % à la fin du XIXe siècle. La part des jeunes de moins de 20 ans n’a cessé, elle, de s’amenuiser – à peine 25  % des Français en 2012, contre plus de 35  % à la fin du XIXsiècle.


D’une élite cultivée à la massification scolaire


Le contraste entre la France scolaire des débuts de la IIIe République et celle d’aujourd’hui est saisissant. Dans les ­années 1870, à peine 1  % d’une génération obtenait son baccalauréat  : un petit siècle et demi plus tard, la proportion ­dépasse les 70 %. Dans les années 1870, la France comptait à peine 10 000 étudiants, elle en recense 200 fois plus aujourd’hui. Dans les années 1870, les professeurs de l’enseignement supérieur étaient au nombre de 500, ils sont près de 100  000 actuellement.

Cette révolution s’est accomplie en plusieurs étapes. L’école laïque, gratuite et obligatoire est fondée sur les trois grandes lois de Jules Ferry de 1880-1882, mais en cette fin de XIXe siècle, elle concerne ­surtout l’école primaire. «  La démocratisation de l’enseignement secondaire est la principale conquête de l’entre-deux-guerres, précise La France en chiffres. Le secondaire masculin se développe quand sa ­gratuité est instituée en 1930 par le gouvernement Tardieu (droite modernisatrice) et, surtout, par le ministre de l’éducation ­nationale du Front populaire, Jean Zay. »

Dans les années 1960, l’effort éducatif se porte sur l’enseignement supérieur. «  Le 6  janvier 1959, la scolarité est prolongée jusqu’à 16 ans et à partir de la même ­époque, la massification de l’enseignement, et surtout du supérieur, se fait fulgurante », poursuit l’ouvrage. Pour passer en cent cinquante ans d’une minuscule élite éduquée à une vraie massification scolaire, la France a fait un effort financier sans ­précédent. En 1868, la part des ­dépenses d’éducation dans le budget de l’Etat atteignait 1,2  % ; il dépasse aujourd’hui les 20  %. «  Depuis la fin des années 1950, le budget de l’éducation ­dépasse celui de la défense.  »


Le déclin du mariage


A la fin du XIXe siècle, le mariage était encore le socle incontournable de la ­famille  : il représentait la seule forme d’union respectable dans un monde où les «  filles-mères  » et les «  bâtards  » étaient durablement frappés du sceau de l’infamie. Instauré en 1792 par la Révolution, supprimé sous la Restauration, réautorisé en 1884, le divorce demeurait rarissime  : prohibé par l’Eglise catholique, il ne concernait que 3  % des mariages au tournant du siècle, 7  % dans les ­années 1930, rappelle La France en chiffres.

Un gros siècle plus tard, le mariage n’est plus une obligation sociale mais une ­simple «  question de conscience personnelle  », selon les mots de la sociologue du droit Irène Théry. Depuis les années 1980, il est d’ailleurs massivement délaissé par les jeunes  : en 2012, à peine 17  % des femmes de 25 ans étaient mariées, alors que ce pourcentage dépassait 75  % dans la ­génération de leurs mères. Aujourd’hui, une naissance hors mariage n’est plus une faute morale mais une manière comme une autre de fonder une famille  : en 2014, 57 % des bébés étaient issus d’un couple non marié, contre… 6  % en 1970 ! La loi a pris acte de cette révolution  : ­depuis 2006, elle ne distingue plus, lors de l’enregistrement de la naissance, les ­enfants « naturels » des enfants dits ­ «  légitimes  ».


Le premier mariage gay en France : Vincent Autin (droite) et Bruno Boileau,  à Montpellier (Hérault), le 29 mai 2013.


Cette révolution familiale a été parachevée par la loi de 2013 sur le « mariage pour tous », qui autorise les couples de même sexe à se marier et à adopter des enfants. Cette réforme était totalement inimaginable il y a encore quelques ­décennies  : en 1960, l’amendement ­Mirguet rangeait encore l’homosexualité au chapitre des « fléaux sociaux », au même titre que l’alcoolisme, la tuber­culose, la toxicomanie, le proxénétisme et la prostitution. L’auteur de cet amendement, un député gaulliste, ne se doutait pas que, plus de cinquante ans plus tard, les ­homosexuels pourraient passer devant M. le maire.


La fin du catholicisme majoritaire


Dans les années 1870, le catholicisme français est à son apogée  : à cette période, le clergé français dispose de plus de prêtres, de frères et de sœurs qu’au ­lendemain de la Révolution, en 1790, et plus de lieux de culte qu’au début du XIXe siècle. «  Terre de chrétienté et de laïcité, la France, “fille aînée de l’Eglise”, a donné un tiers des saints du catholicisme, peut-on lire dans l’ouvrage dirigé par Olivier Wieviorka. En 1898, le pays fournit deux tiers des missionnaires catholiques masculins dans le monde (…). La France compte plus de religieuses que l’Italie ou l’Espagne.  »

Dès le début du XXe siècle, cette France profondément catholique est fragilisée par la montée du positivisme et de la ­libre-pensée, puis par la loi de 1905 sur la séparation des Eglises et de l’Etat. Après la seconde guerre mondiale, elle affronte la désaffection massive de ses fidèles. «  Comme partout en Occident, la sécularisation et la libéralisation accélérée des ­sociétés la plongent dans une crise sans précédent, constate La France en chiffres. De nombreux fidèles se détachent de la pratique et des sacrements (…). Les années 1970-1990 accentuent le malaise  : la baisse continue de la pratique et des vocations, le vieillissement du clergé régulier et diocésain obligent à regrouper nombre de paroisses faute de desservants. »

En France, les catholiques pratiquants sont aujourd’hui «  durablement minoritaires  »souligne ce livre. Les chiffres sont stupéfiants  : l’Eglise ordonnait près de 1 800 prêtres tous les ans dans les ­années 1870, elle en ordonne actuellement à peine une centaine par an. Les prêtres de plus de 50 ans représentaient 6  % des effectifs en 1860, ils en représentent près de 80  % actuellement. Les grands rites ­catholiques disparaissent peu à peu du paysage social français  : les « messalisants », ces catholiques qui ­déclarent se rendre à la messe régulièrement, ne ­représentaient plus que 4,5  % des Français en 2006.


La lente agonie de la paysannerie


La disparition de la paysannerie est sans aucun doute l’une des grandes ­révolutions du XXsiècle. A la fin du ­Second Empire, en 1870, la France est encore une nation rurale  : les deux tiers des Français vivent à la campagne. Alors que les autres pays industrialisés ­d’Europe, et notamment l’Angleterre, ­connaissent, à la fin du XXe siècle, un exode rural à marche forcée qui nourrit la croissance du monde industriel et des cités ouvrières, la France rurale sombre avec une très grande lenteur  : dans les années 1930, la moitié des Français ­résident encore dans les campagnes.

Aujourd’hui, la ruralité est très affaiblie. «  La France s’est largement urbanisée au XXe siècle, constate l’ouvrage. A plus de deux tiers rurale en 1872, elle est désormais pour plus des trois quarts urbaine. La taille des agglomérations s’est accrue : si plus de 75  % de la population habite dans des petites communes de moins de 5 000 habitants en 1861, ils ne sont plus que 29  % en 2006.  » Les agriculteurs ont fait les frais de ces bouleversements  : ils représentaient 50 % des actifs en 1870, ils sont moins de 4  % aujourd’hui. La modernisation engagée aux lendemains de la seconde guerre mondiale a, en outre, profondément transformé leurs modes de vie, qui n’ont plus grand-chose à voir avec ceux des «  paysans  » d’antan.

Cette disparition de la paysannerie avait été annoncée, en 1967, par un livre – controversé – du sociologue Henri Mendras, La Fin des paysans (Sedeis, réédition Actes Sud). «  En une génération, la France a vu disparaître une civilisation millénaire, ­constitutive d’elle-même, écrivait-il dans une postface rédigée en 1984. Pourtant, aujourd’hui encore, beaucoup se refusent à l’évidence, notamment parmi ceux qui ont été les artisans de cette disparition, hauts fonctionnaires, hommes politiques et dirigeants agricoles. Comme s’il était inconvenant de dire à la famille qu’elle est au chevet d’un cadavre : “Chut ! il dort.”  »


La révolution de l’égalité des sexes


Pierre Joseph Proudhon était un socialiste libertaire, mais sur les femmes il avait les idées de son époque. «  La femme n’est pas seulement autre que l’homme  : elle est autre parce qu’elle est moindre (…) », écrivait-il en 1858. A cette période, les femmes étaient considérées comme des mineures par le code civil napoléonien, elles n’étaient pas autorisées à voter et elles ne pouvaient poursuivre leurs études bien longtemps  : en 1861, Julie Daubié, la ­première femme bachelière, dut batailler des années pour qu’on l’autorise à se présenter à l’examen.


Vers 1974, à Paris. Une affiche publicitaire dans le métro inspirée par la libération  des mœurs et la montée  du féminisme.


Au cours du XXe siècle, les barrières tombent progressivement. Jeanne Chauvin devient la première femme avocate, en 1900, Elise Deroche la première à obtenir un brevet de pilote d’avion, en 1910, Marie Curie la première à entrer à l’Académie de médecine, en 1922. A la fin des années 1930, le monde politique, traditionnellement ­réservé aux hommes, s’entrouvre peu à peu aux femmes  : Cécile Brunschvicg, ­Suzanne Lacore et Irène Joliot-Curie sont les trois premières femmes à participer à un gouvernement, au sein du Front populaire, en 1936 – mais elles sont toujours ­privées du droit de vote…

Alors que les Australiennes, les Finlandaises, les Danoises, les Allemandes et les Britanniques votent depuis des décennies, il faut en effet attendre la fin de la seconde guerre mondiale pour que les femmes françaises puissent se rendre aux urnes. Elles gagnent ensuite le droit de travailler sans l’autorisation de leur mari (1965), le droit à la contraception (1967) et le droit à l’avortement (1975).

Aujourd’hui, l’égalité a immensément progressé mais elle reste encore loin d’être acquise  : les femmes assument encore 80  % des tâches ménagères, elles sont payées 2  % de moins que les hommes et elles représentent à peine 30  % des députés à l’Assemblée. «  A ce jour, une seule femme a exercé, en France, les fonctions de premier ministre, Edith ­Cresson », rappelle La France en chiffres.


À LIRE 
La France en chiffres de 1870 à nos jours 
sous la direction d’Olivier Wieviorka. De Julie Le Gac, Anne-Laure Ollivier, Raphaël Spina (Perrin, 666 p

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