jeudi 21 mai 2015

«Ça a été progressif, mais là, on est en train de péter les plombs»

ERIC FAVEREAU 

Dans quelques mois, Francesco, infirmier dans le service d’endocrinologie de l’hôpital Cochin, à Paris, prendra sa retraite. Cela, après une longue carrière de près de trente ans dans les hôpitaux de la capitale, où il aura tout connu, de la pédiatrie comme de la réanimation, de la médecine comme de la chirurgie.
Depuis trois ans, Francesco s’est remis à militer, en l’occurrence à la CGT. «A Cochin, il n’y a qu’eux.» Les raisons de son engagement ? «Quand j’ai eu le sentiment que cela partait en vrille. Quand exactement ? C’est dur à dire, c’est insidieux, ça a été progressif, mais là, aujourd’hui, on est en train de péter les plombs. Les gens tombent comment des mouches. Je ne vous parle pas des collègues en dépression, certains arrivent au travail en pleurant. On accompagne des collègues à la médecine de travail, pour leur éviter qu’ils ne fassent des conneries. Les cadres nous mettent une telle pression. C’est presque du harcèlement, je vous dis, c’est vraiment dingue !»
«Sur la brèche». Exagérations ? Propos d’activistes ? Francesco s’en défend. Et pour preuve, il détaille le cas de son service : dans le cadre de la restructuration de l’hôpital Cochin avec l’Hôtel-Dieu, les deux services de diabéto-endrocrino ont fusionné. «Avant, on avait douze "lits de semaine". Maintenant, on a six lits, donc les patients doivent tourner deux fois plus vite. Ce que l’on faisait sur cinq jours, on le fait sur trois jours, il n’y a plus de temps mort. En endocrino, on donne des médicaments pour tester l’état des glandes surrénales, et après le médecin regarde. On ne peut pas se permettre la moindre erreur. C’est très stressant», avoue-t-il. Puis :«On doit être très attentif. En diabétologie, l’autre jour, on avait six patients en jeûne glycémique pendant vingt-quatre heures : ils risquent d’être en hypoglycémie, il faut être sur la brèche, c’est une pression psychologique supplémentaire.» Ou encore : «Pour l’unité d’hospitalisation traditionnelle, ce sont des patients lourds, souvent en fin de vie. On est soit deux infirmières, soit une infirmière et une aide soignante. Quand il y a deux ou trois patients en fin de vie, ce n’est pas possible.»
Pour lui, c’est ainsi : de plus en plus de travail, et un travail de plus en plus délicat, avec des patients de plus en plus lourds. Comment faire ? «Ce sont toutes les conditions de travail qui se sont effondrées, et ce changement sur les 35 heures arrive là-dessus.» Il a le sentiment de «jongler»«On tourne, c’est la nouvelle mode, il faut tourner, tout le monde doit tourner.»
Francesco évoque aussi les tensions autour du manque de personnel. Et l’absentéisme. «Il est massif. Les jeunes sont stressés. Alors, on fait appel au "pool", une équipe tournante dans l’hôpital. Mais les filles qui débarquent ne connaissent pas. Vous devez les aider et accompagner la collègue, c’est presque un double boulot. Chez nous, par exemple, entre les malades et les gens en dépression, on n’arrête pas de travailler avec des gens du pool ou des intérimaires. Il n’y a pas longtemps, je me suis retrouvé seul dans l’unité, avec une fille du pool et un intérimaire.»
«Perte de qualité». Alors, cet aménagement des 35 heures, comment croire que cela peut amener une amélioration ? «Chez nous, quand on est de repos en RTT, on ne répond pas au téléphone. C’est pour éviter qu’on vous demande de venir travailler, car il y a eu un absent, en dernière minute… Qu’est ce que l’on va faire ? Il n’y aura plus de chevauchement entre les équipes, mais pour moi, c’est une perte de qualité. Les gens sont crevés, et on va leur retirer une semaine de repos.»
Pour autant, il insiste : «Notre métier, je l’ai à cœur. Mais au bout d’un moment, la machine est fatiguée.» Il a cette jolie expression pour décrire son désarroi: «Quand je travaille, j’ai le sentiment d’oublier toujours quelque chose. Et quand j’embauche, vu le travail, j’ai le sentiment d’être déjà en retard.»

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire