mardi 14 avril 2015

Les fantômes de Zofiówka

10/04/2015

 

Le programme « Aktion T4 » d’euthanasie[1] de l’Allemagne nazie (préfiguration de la Shoah) a été qualifié d’«holocauste psychiatrique » : voulant éviter la «dégénérescence de la race » et refusant d’entretenir des «bouches inutiles », le Troisième Reich pratiqua notamment l’extermination des malades mentaux.
History of Psychiatry consacre un article au triste sort des patients hospitalisés à l’hôpital psychiatrique de Zofiówka, à Otwock, au sud-est de Varsovie (Pologne). Construit en 1908, et soutenu financièrement par des donateurs et une organisation caritative juive «en faveur des indigents et des malades mentaux », cet hôpital « au milieu des chênes, des genévriers et des pins » comportait environ 300 lits vers 1940 et passait, avant la Seconde Guerre Mondiale, pour l’un des plus prestigieux de Pologne. Son premier directeur, Samuel Goldflam (1852–1932) y avait introduit la notion de « travail thérapeutique » (développée par le psychiatre allemand Hermann Simon), en encourageant les malades à « servir dans les cuisines, les ateliers de couture et les fermes de l’hôpital. » Après lui, un autre directeur, Jakub Frostig (1896–1959) fut « un pionnier de l’insulinothérapie » proposée alors contre la schizophrénie. Frostig échappa in extremis à la tragédie en marche, car il accepta une offre d’emploi pour exercer aux États-Unis en 1938.

Après l’invasion de la Pologne en 1939, les Nazis appliquèrent à Zofiówka le programme « Aktion T4. » Beaucoup plus sommaire et expéditive que l’actuelle CIM, la «classification » nazie des maladies séparait les patients en trois lots : « Juifs, malades chroniques et sujets encore aptes au travail. » Si ces derniers pouvaient parfois sauver leur vie grâce à un travail forcé, les sujets étiquetés « Juifs ou chroniques » étaient immédiatement exécutés, d’abord d’une « simple balle » puis asphyxiés au monoxyde de carbone ou aux gaz d’échappement dans des camions ou des bunkers étanches. Entre 1939 et 1945, on estime qu’environ 13 000 malades furent ainsi tués dans les hôpitaux psychiatriques de Pologne, et 7 000 autres dans d’autres types d’établissement : centres pédiatriques, maisons de retraite…
 Les conditions d’hospitalisation (ou plutôt de détention) s’aggravèrent à Zofiówka en 1941 : salles surpeuplées, absence de soins, de chauffage, et de nourriture. Ainsi, les bourreaux n’avaient même plus besoin de donner aux malades une « mort miséricordieuse » (comme disait Adolphe Hitler), puisqu’ils mouraient « de faim, de froid et d’infections. » Les rares malades qui parvenaient à s’échapper étaient retrouvés par les habitants des environs « s’empressant, pour la plupart, de les remettre aux mains de l’Occupant. » Quand le ghetto d’Otwock fut « liquidé » en août 1942 (8 000 victimes, tuées sur place ou déportées à Treblinka), le Dr Kaufman (médecin-directeur, successeur de Frostig) et la plupart des autres psychiatres se suicidèrent par ingestion de cyanure, après avoir accompagné une centaine de patients sur le lieu de leur exécution sommaire…
L’auteur rappelle la convergence des quatre éléments ayant permis cette tragédie : prétendue justification « morale » des actes (il faut éliminer des individus considérés comme « défectueux » pour ne pas « polluer la race supérieure ») ; déplacement de toute responsabilité (« nous n’avons fait qu’obéir aux ordres reçus de l’autorité ») ; délégation de la « sale besogne » à d’autres, dès que possible (les Allemands ordonnant par exemple à des gardes Ukrainiens ou Lithuaniens de se « salir les mains » à leur place) ; et enfin déshumanisation des victimes, réduites « au simple rang de la vermine, de sorte que les tuer s’apparentait pour les Nazis à marcher sur une araignée. »
 Entre 1943 et 1945, le lieu perd officiellement sa fonction d’hôpital psychiatrique pour être incorporé au (tristement) célèbre « programme Lebensborn[2] » où des femmes aryennes « racialement pures » et enceintes sont hébergées jusqu’à la naissance d’enfants présumés « parfaits », puisque leur mère a été fécondée par un « géniteur exemplaire », généralement un SS. À ce propos, on s’est aperçu récemment que le bébé figurant sur les affiches de propagande pour Lebensborn était en fait, à l’insu bien sûr des Nazis, une petite fille juive !…
De 1945 à 1995, cet hôpital d’Otwock retrouve sa vocation psychiatrique d’avant-guerre, mais fait l’objet d’une désaffection progressive, après le suicide par pendaison d’une patiente schizophrène… Des rumeurs irrationnelles commencent alors à se propager : l’endroit est « maudit », abrite des « fantômes » dont les cris troublent le silence nocturne. Malgré l’intervention d’un prêtre pour « exorciser l’hôpital », il tombe en ruine et devient une « destination favorite » d’un « tourisme » douteux attirant «photographes, amateurs de graffiti et de sensations fortes » au milieu de ces bâtiments à l’abandon où les âmes de tant de morts sont censées « errer encore dans les couloirs », et où certains visiteurs prétendent même avoir « filmé d’étranges lumières blanches flottant rapidement. »
Dr Alain Cohen

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