mercredi 22 avril 2015

Freud et son âme belle-sœur

LE MONDE DES LIVRES |  | Par 


La correspondance entre le maître viennois et Minna, la sœur de son épouse, témoigne de leurs réelles affinités, et montre le « cher Sigi » sous un jour inhabituel (photo: Freud, Martha, à g., Minna, à dr., et les enfants, 1898).


Dès sa toute première lettre du 28 août 1882, ­Sigmund Freud, jeune fiancé, écrit à sa future belle-sœur, Minna Bernays, qu’elle lui est « à tout point de vue la plus proche ». Pendant plus de cinquante ans, le maître viennois et sa « précieuse petite sœur » échangeront de tendres lettres complices. 

Cette correspondance familiale, longtemps inaccessible dans sa totalité, témoigne de ­profondes affinités électives, qui relèguent au rang de pur fantasme leur hypothétique liaison « incestueuse ».

La vie et l’œuvre du fondateur de la psychanalyse sont inséparables d’un modèle familial complexe, à la fois endogame et élargi. Quatre générations de Freud, sans oublier leurs fidèles domestiques et même quelques disciples sans le sou, se côtoieront dans l’appartement viennois du 19 de la Berggasse, où Minna viendra s’installer à son tour, en 1896, peu après la naissance du dernier des six enfants de sa sœur et de son beau-frère. Ces quelque quatre cents lettres échangées au vif de la plume dévoilent un Freud inhabituel, pris dans l’épaisseur de son quotidien, à la fois homme élégant, savant acharné, père de famille attentif et assidu biologiste : « Nouveau costume en loden très original et réussi. Oliver commence à ressembler à Lucie (…). Je passe mon temps à torturer des écrevisses. »

Grande brune au teint pâle, Minna n’est pas sans ressembler à sa sœur Martha. Impétueuse et intellectuelle curieuse, elle est cependant le double inversé de la douce épouse de Freud, très timide et attachée à son foyer. D’abord confidente de son « cher Sigi » dans sa lutte contre une belle-mère dominatrice, Minna devient peu à peu son interlo­cutrice privilégiée. Le jeune médecin de l’âme, encore très isolé au début de sa carrière, lui fait lire ses premiers manuscrits et partage avec elle ses trouvailles sur la cocaïne ou ses lentes avancées avec sa nouvelle patiente, Anna von Lieben.


La rumeur d’une liaison


En 1893, peu après la naissance de son avant-dernier enfant, Freud confie à sa belle-sœur : « Je mets désormais à profit le fait que je dors dans la bibliothèque pour noter mes rêves. » Quelques années plus tard, le grand théoricien de la sexualité, à peine âgé de 40 ans, renoncera définitivement à toute relation charnelle avec sa femme, épuisée par de multiples grossesses. Cette abstinence sexuelle va renforcer sa fièvre des voyages, qu’il effectue d’abord seul, puis accompagné par l’un de ses disciples ou sa fille Anna. Mais, jusqu’en 1907, c’est avec Minna que Freud cueille des fleurs dans les montagnes du Tyrol et respire l’air épicé des lacs italiens. Mystérieusement disparues d’un coffre-fort familial, puis tenues secrètes par Kurt Eissler, aux archives Freud, les lettres de cette période (1893-1910) ont longtemps alimenté la rumeur, colportée par Carl Gustav Jung, d’une liaison incestueuse entre le maître viennois et sa belle-sœur. Mais rien de tel dans cette belle collection de cartes postales, écrites le plus souvent conjointement à Martha. Si ce n’est, peut-être, la trace délicate d’un léger épanouissement sensuel chez Minna, dont le seul destin envisageable pour l’époque fut de devenir « Tante Minna », deuxième mère de la maisonnée Freud, car elle n’avait jamais pu « rayer de ses pensées » son jeune fiancé mort de tuberculose, comme le lui avait pourtant enjoint Freud dans l’une de ses lettres. En compagnie de son « cher vieux », désormais plus célèbre, Minna découvre les raffinements de l’art de voyager à la Belle Epoque. Le jour, elle éprouve son corps dans les randonnées ; le soir, elle découvre le plaisir de s’habiller : « Je parade enfin en robe de flanelle avec tous mes bijoux, et Sigi me trouve évidemment toujours d’une haute élégance, est-ce aussi le cas des autres ? », écrit-elle, dubitative, à sa sœur.

Fourmillante de détails aussi anecdotiques que précieux, cette correspondance charme également par un ton pétri d’humour allié à une langue truffée de citations des écrivains Goethe, Schiller, Nestroy ou Jean Paul, usage très caractéristique de cet esprit viennois qui sera définitivement éradiqué par le nazisme, et auquel un très complet Cahier de L’Herne (Freud, sous la direction de Roger Perron et Sylvain Missonnier, 424 p., 39 €) consacre de belles pages. Dans une ultime lettre, avant son exil pour Londres, où il espère retrouver Minna, Freud écrit, le 2 juin 1938 : « Le temps est d’une beauté estivale, dommage que nous ne puissions vivre cette Pentecôte, la chère fête” [allusion à Goethe], que sur le mode de l’emprisonnement. » Puis, il signe : « Affectueusement, Papa. »

Correspondance 1882-1938 (Briefwechsel 1882-1938), de Sigmund Freud et Minna Bernays, traduit de l’allemand (Autriche) par Olivier Mannoni, édité par Albrecht Hirschmüller et préfacé par Elisabeth Roudinesco, Seuil, 486 p., 27 €.





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