jeudi 5 mars 2015

Quand « Je » est un autre

17/02/2015






Les lecteurs appréciant par ailleurs la musique reggae savent qu’en disant « I and I » (moi et moi) pour signifier « toi et moi », certaines chansons (influencées par la culture rastafari) affirment ainsi que chaque individu constitue un élément indissociable d’un même tout (la divinité). À l’inverse, on sait que l’emploi du pronom personnel « Je » est plus rare chez des sujets psychotiques tendant à parler d’eux-mêmes à la troisième personne, comme s’il s’agissait d’un tiers.
Une étude réalisée aux États-Unis s’appuie sur une approche informatique pour analyser le langage des patients schizophrènes (comparativement à des sujets avec des troubles dysthymiques), en ne s’intéressant pas seulement au fond du discours, mais à la façon dont les patients s’expriment. Les auteurs confirment la raréfaction classique du pronom « Je » (première personne du singulier) et l’emploi plus fréquent de la troisième personne du pluriel (« Ils ») chez les scripteurs schizophrènes, par rapport à des auteurs avec des troubles de l’humeur. Autre constat : les écrits des psychotiques utilisent «moins de mots relatifs au corps et à la nourriture (words describing the body and ingestion), mais plus de mots concernant l’être humain et la religion » (toujours par rapport aux sujets souffrant de troubles dysthymiques). Le langage d’ordre « perceptif et causal » se révèle corrélé négativement au contexte schizophrénique, mais positivement à celui des troubles de l’humeur.

On observe également une évolution du langage dans le temps : au début de la psychose, les éprouvés anormaux (aberrant experiences) ressentis par le patient suscitent en lui la quête d’une explication qui le conduirait à augmenter dans son vocabulaire la place accordée à la causalité (comme les mots « car » et « parce que »), parallèlement à ses sensations bizarres. Mais avec l’affermissement ultérieur d’une pensée délirante, il semble que le psychotique ne ressente plus la nécessité de rechercher des explications relatives à son vécu insolite, car les mécanismes explicatifs s’enracinent désormais dans ses intuitions délirantes, de sorte que son langage reflète alors un moindre recours à un processus causal pour décrire des ressentis étranges.
Les auteurs suggèrent d’interpréter cette moindre focalisation sur le « Je » dans la schizophrénie comme une dépréciation possible de la centration sur soi, voire « peut-être comme une perception de soi-même comme s’il s’agissait de quelqu’un d’autre », dans une assimilation du « moi » à des tiers (« eux », « les autres »), comme dans la conception rimbaldienne de la connaissance de soi : « Je est un autre. »
Dr Alain Cohen

RÉFÉRENCE
Fineberg SK et coll.: Word use in first-person accounts of schizophrenia. Br J Psychiatry 2015; 205: 32–38.

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