mercredi 18 mars 2015

Le dernier voyage

LE MONDE |  | Par 




Les semaines passant, Fabienne Bidaux avait fini par se dire que le cancer généralisé qui la dévorait depuis des années lui accorderait encore un sursis. Au début du mois de décembre 2014, elle avait même recommencé à prendre quelques rendez-vous pour 2015. Sait-on jamais ? Et puis, le 22 janvier, au sortir d’une nouvelle hospitalisation de plusieurs jours à Caen, elle nous a annoncé au téléphone, d’une voix nouée : « C’est maintenant une question de quelques petites semaines, j’arrive sur le parcours final. »

Se confier au Monde, avait-elle décidé, serait sa contribution posthume au débat sur la fin de vie, au moment où commence l’examen d’une nouvelle loi à l’Assemblée nationale. Nous avoir contactés serait d’ailleurs le « seul acte militant » de cette ancienne responsable de médiathèque. Sa façon de dire que non, à 48 ans, elle n’avait pas envie de mourir. Sa démarche « égoïste », ce n’était pas un acte suicidaire, mais une exigence de dignité. « Se suicider, c’est quelque chose de violent, disait-elle. Je m’en sens techniquement incapable. »

« Je n’ai pas pris cette décision d’aller mourir en Suisse par caprice ou mauvaise humeur », explique-t-elle en cette fin de matinée de janvier, dans le salon de son petit appartement, calme et lumineux, au rez-de-chaussée d’un immeuble sur les hauteurs de Caen. Célibataire et sans enfant, c’est là qu’elle vit depuis quelques années, après avoir quitté les Yvelines, où elle avait vécu, il y a près d’une dizaine d’années, une rupture douloureuse. Le moment « le plus pourri de [sa] vie ».
Un vilain petit crachin d’hiver tape aux carreaux. Trois jours plus tôt, des milliers de manifestants pro-vie ont défilé dans les rues de Paris pour mettre en garde les parlementaires contre toute tentation de légaliser l’euthanasie et le suicide assisté. « C’est parce que j’aime la vie et que je la respecte que je souhaite mourir de cette manière », lance Fabienne Bidaux, en rallumant sa cigarette roulée. La veille, elle a posté sa demande de rendez-vous final à l’association d’assistance au suicide Dignitas. Elle assure être « soulagée » à l’idée de ne pas terminer sa vie sur un lit d’hôpital. « Quand je serai dans le train, je serai proche du but, j’aurai gagné sur la maladie. »


« Ni trop tôt ni trop tard »


Cette décision, c’est l’épilogue de son combat contre le cancer métastasé « non guérissable » qui a été diagnostiqué trop tardivement, en 2010, après deux années de douleurs hépatiques. Du sein, il s’est progressivement étendu aux poumons, aux os, au foie, à la plèvre, au péritoine… C’est aussi une conséquence de son choix, en 2012, d’arrêter tous ses traitements, puis de sa décision de pouvoir, le jour venu, « mourir debout ». « Paradoxalement, remarque-t-elle, Dignitas, l’association qui va provoquer ma mort, m’a sauvé la vie. Savoir que cette solution existait m’a permis de vivre ces derniers mois avec joie et légèreté. »

Depuis l’obtention du « feu vert provisoire » de l’association, au mois d’avril 2014, synonyme pour elle de droit à mourir, Fabienne Bidaux dit s’être chaque jour demandé si elle saurait reconnaître le moment où elle devrait se décider. « Comment choisir la bonne date ? Pour que ce ne soit ni trop tôt ni trop tard... » Ce moment est finalement apparu comme une évidence. « Je présentais les premiers symptômes de la dégradation finale des organes », dit-elle, en désignant son ventre ballonné, signe d’une hémorragie interne liée à son foie malade. « Attendre plus longtemps, c’était prendre le risque d’être hospitalisée, d’avoir des perfusions, de ne plus avoir le contrôle. »
Sa hantise ? Mourir dans des conditions « ignobles », dans une agonie semblable à celle qu’avait connue l’un de ses amis, atteint d’un cancer des os. « Il gémissait de douleur et vomissait ses selles. 

Malgré la morphine, j’ai eu le sentiment qu’on l’avait livré à la douleur et à la maladie. » Elle raconte comment, en mars 2012, dans le bureau de la cancérologue qui lui annonce la nécessité de reprendre les chimiothérapies, elle a refusé tout net de « rentrer dans un engrenage de soins » qui va « la clouer au lit jusqu’à [sa] mort ». Elle se souvient de ce refus comme d’un « cri du cœur ». Une forme d’évidence qu’il fallait arrêter là. « A quoi sert de vivre longtemps si c’est pour être alité ? On vous soigne d’un côté, on vous tue de l’autre. »

Dix-huit mois de traitements, dont cinq de chimiothérapie à forte dose, viennent alors de la laisser exsangue, épuisée comme « une vieille femme de 80 ans », terrassée par la violence des effets secondaires. « Il fallait que je me cramponne pour monter une marche, le moindre frôlement devenait une douleur, la vie devenait insupportable, se remémore-t-elle. Le jour où l’on m’a annoncé que mon cancer reprenait de la vigueur, je venais de réussir à fermer seule le bouchon de mon réservoir d’essence. Cela valait-il le coup de vivre dans ces conditions ? Arrêter tout traitement m’a permis de me détacher de la maladie. J’ai eu l’impression de ne plus en être victime. »

Mais très vite, il faut penser à la suite, c’est-à-dire la fin. « La médecin du service des soins palliatifs me disait qu’elle pouvait m’accompagner très loin, très longtemps. Mais avant de mourir, combien de temps est-ce que j’allais devoir rester en vie inconsciente ? De longs jours, de longues semaines ? Ce n’était pas ce que je voulais. » Elle accepte en revanche l’aide de son médecin généraliste, qui lui propose de traiter la douleur « jusqu’au bout », grâce à un dérivé d’opium.


« Je n’avais plus aucune raison d’agoniser en France »


En tapant « mourir dignement » dans un moteur de recherche, Fabienne Bidaux tombe sur l’ADMD, l’Association pour le droit de mourir dans la dignité, à laquelle elle s’inscrit. Elle découvre la loi Leonetti, désigne deux personnes de confiance, rédige ses directives anticipées. Punaisée sur le mur de son salon, une feuille rappelle ses souhaits. « En cas de problème, si je suis inconsciente ou autre, ne pas appeler pompiers ni SAMU, téléphonez à… » Des indications également présentes dans son portefeuille.

Sur Internet, elle visionne un documentaire, Le choix de Jean, l’histoire d’un homme atteint d’une tumeur au cerveau qui a recours au suicide assisté en Suisse. « Quand on le voit mourir à la fin, j’ai éclaté en sanglots, comme si une vanne venait de s’ouvrir, se souvient-elle. Je vivais dans un état de tension. Cette fin, c’était une solution dont je n’avais jamais imaginé qu’elle puisse être accessible. Cela devenait juste une question d’argent. »

Ses recherches la mènent vers le site de Dignitas, dont elle va suivre pas à pas le protocole. Elle rédige un récit de vie, explique pourquoi elle souhaitera un jour en finir, envoie une copie de son dossier médical, s’acquitte des différents frais. Elle sort une pochette noire et en étale le contenu sur la table basse. Elle détaille : 2 400 euros pour la première cotisation, 800 euros pour les deux rendez-vous avec le médecin qui doit attester sa maladie, 2 400 euros de frais divers, 1 600 euros de frais de crémation, 1 200 euros de démarche auprès des autorités suisses. Au total, près de 8 400 euros. « Cela serait moins cher si c’était en France », regrette-t-elle. « J’aurais préféré pouvoir mourir dans mon pays », juge-t-elle, tout en déplorant le caractère clandestin, coûteux et complexe de sa démarche.

En avril 2014, un mois après avoir arrêté de travailler, elle se rend en Suisse pour qu’un médecin affilié à l’association confirme son état. Après l’avoir examinée, il ne lui accorde pas plus d’une année à vivre. « Je suis sortie soulagée de son cabinet. Tout était prêt, je n’avais plus aucune raison d’agoniser en France. » Après cette visite, un bénévole de l’association lui propose d’aller voir la « maison bleue » où, un jour, elle viendra boire le produit létal. « Elle était au milieu d’une zone industrielle, c’était un peu glauque, un peu sinistre. En France, on aurait pu faire les choses avec plus de chaleur et d’humanité. »


« Sereine, apaisée et souriante »


Depuis qu’elle sait qu’elle est « mortelle », Fabienne Bidaux a petit à petit « vendu, donné, fait le vide » chez elle. Elle a détruit ses albums photos, supprimé tout ce qui était « personnel, intime »

L’été dernier, de Lille à Toulouse, elle a fait son tour de France, vu des amis une dernière fois, n’a « jamais embrassé autant de monde ». Non croyante, elle n’a dit ni « adieu » ni « au revoir ». Simplement, « je vous quitte »« Comment on gère ça avec les mots ? », demande-t-elle. A quelques jours du grand départ, dont elle ignore alors la date exacte, elle avoue se sentir « en suspens », comme « à la veille d’un déménagement »« C’est le soir, tous les cartons sont faits et demain matin, à la première heure, il faudra partir… »

Les dernières heures, c’est Jean-Yves Meslé, un ami proche, qui nous les a racontées. Le trajet en train jusqu’en Suisse. Caen-Zurich, via Paris. Avec sa mère et un cousin d’abord, rejoints à Paris par deux couples d’amis. « On n’allait pas à un enterrement », raconte-t-il, gardant le souvenir d’un voyage à la fois « très fort » et « étonnamment ordinaire ». Lorsque le soir, après le dernier repas au restaurant de l’hôtel, tout le monde est parti se coucher, « on s’est tous dit, en lui disant bonne nuit, que c’était la dernière fois », soupire-t-il.

Le lendemain matin, lundi 16 février, après avoir été rejoint par d’autres proches, c’est un cortège d’une petite vingtaine de personnes qui a parcouru les 500 mètres qui séparent l’hôtel de la « maison bleue » de Dignitas. En tête de la procession, Fabienne Bidaux, au bras de son frère. « A ce moment, la brume s’est levée, le soleil est apparu », se souvient Jean-Yves Meslé. Après être entré dans la maison, il lui a fallu, en tant que témoin, présenter sa pièce d’identité, signer différents papiers, attester que son amie n’avait pas été contrainte de se suicider. Elle, de son côté, a dû répondre à des questions administratives très terre-à-terre à l’heure du grand départ : « Qui récupérera votre manteau ? Qui prendra votre sac à main ? »

Après avoir absorbé une boisson létale, Fabienne Bidaux est morte à 12 h 40, « sereine, apaisée et souriante, entourée des gens qu’elle aimait »« Sa mère lui tenait une main, je tenais l’autre, elle s’est endormie, et ça s’est terminé comme ça, exactement comme elle l’avait souhaité », témoigne Jean-Yves Meslé. « Ce ne sera peut-être pas joyeux, mais ce sera un bon départ. » Elle en avait fait le pari.

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