jeudi 12 mars 2015

« Comment j’ai suicidé mon père »

Le Monde.fr 

La proposition de loi, dont le vote solennel est programmé mardi 17 mars, prévoit de rendre contraignantes pour les médecins les directives anticipées, ces consignes que chacun peut écrire sur ses choix de fin de vie. Il instaure en outre un droit à une sédation « profonde et continue » pour les patients en phase terminale.

« Au moment où reprennent les débats à l’Assemblée sur la fin de vie, il importe de rappeler une évidence : chacun doit pouvoir décider de sa fin de vie. Cette décision, cruciale, ne doit revenir ni aux médecins, ni à la famille (parfois divisée). Pour illustrer cette évidence, j’ai choisi de témoigner et de raconter la façon dont j’ai, ou plutôt, dont nous avons suicidé mon père, François Ascher, avec ma mère et ma sœur. Atteint d’un cancer incurable, promis à la paralysie et parfaitement conscient des douleurs qui l’attendaient (la mort par étouffement), mon père avait rédigé depuis des mois ses directives anticipées. Il souhaitait pouvoir bénéficier d’une sédation, méthode consistant à endormir le patient afin de lui permettre de s’éteindre en douceur. Mon père avait largement communiqué sur ses volontés, y compris en rédigeant un livre à ce sujet (Examen clinique, journal d’un hypermoderne, éditions de l’Aube, 2007).


Il nous a pourtant fallu nous y reprendre à trois fois, pour réussir à faire appliquer ses directives. Par trois fois, nous avons dû réaffirmer notre souhait de le voir s’endormir, avec toute l’horreur que cela implique. Par trois fois, nous avons essayé de le suicider. Et ce, alors même que mon père avait rédigé et fait connaître ses directives anticipées.

La première fois que nous avons essayé d’endormir mon père, nous nous inscrivions dans le cadre légal institué par la loi Léonetti, qui vise à limiter l’acharnement thérapeutique, et autorise les pratiques consistant à « laisser mourir sans faire mourir ». Cette loi permet de prendre en compte les directives anticipées, par lesquelles une personne exprime à l’avance ses choix ultimes, mais exclut toutefois explicitement le suicide assisté et l’interruption du processus vital des personnes en fin de vie.


Impuissantes


Mon père avait rédigé ses directives anticipées, adhéré à l’Association pour le droit de mourir dans la dignité, et fait connaître ses volontés à ses médecins. Il avait également choisi de recourir à une association spécialisée pour la dispense à domicile des soins palliatifs, recommandée par son cancérologue. La procédure pour la mise en place de la sédation était claire et connue de tous. Pourtant, lorsque l’agonie de mon père débuta, il nous fut impossible d’obtenir la sédation, le médecin coordinateur du réseau de soins palliatifs refusant d’administrer les sédatifs nécessaires.

Ce fut pour nous un choc : nous ne pensions pas avoir à nous battre pour faire respecter la procédure que nous avions déterminée tous ensemble, avec le réseau, quelques semaines auparavant. Nous nous retrouvions impuissantes face au refus froid et ferme du médecin coordinateur.

Mon père savait que le droit à une sédation était encore sujet à discussion chez les médecins, et il craignait cette situation. Quelques jours avant de tomber dans le coma, il m’avait même demandé de « chercher une alternative », et de solliciter l’intervention d’un autre médecin au cas où le réseau spécialisé refuserait d’appliquer ses directives. À mon grand regret, je dois avouer que je n’avais pas pris sa demande et ses angoisses au sérieux : il me paraissait impensable que l’association spécialisée dans les soins palliatifs se défausse. Nous nous trouvâmes donc sans recours, face au refus du médecin coordinateur.

Mon père souffrait énormément, alternant des phases de coma, et des reprises de conscience. Il eut ainsi le sentiment de mourir plusieurs fois. Lorsqu’il devint évident que nous n’obtiendrions pas l’aide souhaitée de l’association spécialisée, et alors que mon père vomissait des quantités impressionnantes d’une bile noire et malodorante, nous dûmes nous résoudre à essayer de mettre nous-mêmes directement fin à ses souffrances.

Avec une amie, qui s’était portée garante avec ma mère de l’application des directives anticipées, nous entreprîmes donc d’essayer de lui administrer des doses importantes de morphine, en écrasant puis diluant les médicaments dont nous disposions à la maison. Hélas, une sédation ne s’improvise pas, et mon père survécut à cette tentative de suicide assisté.


Onzième mort


Notre chance fut de bénéficier d’un jour férié, durant lequel l’association d’aide à domicile spécialisée était fermée. L’association nous avait donc renvoyés, pour toute question, vers le médecin de garde du quartier. Mon père en était à son quatrième jour d’agonie, son dixième réveil et sa onzième mort. Je me souviens encore de ses yeux, de son regard, qui imploraient une aide à mourir qui ne venait pas.

Nous rencontrâmes en ce médecin de quartier un être humain et compréhensif, qui nous demanda de préciser quelle aide nous attentions de lui : suicide assisté ou sédation. Nous choisîmes la sédation, pour respecter les directives anticipées de mon père. Mon père put ainsi s’éteindre au matin du cinquième jour de son agonie, sans douleur ni reprise de conscience.

Parce qu’il est inadmissible qu’un patient ne puisse voir respecter ses directives anticipées, et ainsi, soit condamné à connaître une longue agonie, consciente et douloureuse, et parce qu’il est inconcevable que de nos jours, une famille soit contrainte d’essayer de suicider par elle-même un patient, il importe de faire évoluer la législation actuelle, en distinguant deux cas de figure selon que le patient a ou non rédigé des directives anticipées. Lorsque ces directives existent, elles doivent être respectées, et aucun médecin ne doit pouvoir s’y opposer. »

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