vendredi 27 février 2015

Les obsessions de Will Self

LE MONDE DES LIVRES |  | Par 



On retrouve dans « Parapluie » tout l’univers de l’écrivain britannique. Expérimentation littéraire, folie, drogues, animalité… Il y brasse avec un délice renouvelé ses thèmes favoris. Revue de détail.


Les inconditionnels de Will Self ne seront pas surpris. Revoilà le bon docteur Busner, le psychiatre qui suivait déjà le peintre Simon Dykes dans Les Grands Singes (L’Olivier, 1998) et qui s’intéresse ici au cas saisissant de la vieille Audrey Death. Dans Parapluie, le nouveau roman de l’écrivain britannique, on ne retrouve pas seulement les personnages récurrents d’une œuvre ­férocement iconoclaste. On renoue surtout avec les obsessions et les leitmotivs de son auteur. Et l’on s’y plonge avec délice. Tour d’horizon de ces thèmes qui donnent parfois l’impression que tous les ­livres de Will Self n’en font qu’un.

Langage et expérimentation. En exergue de Parapluie, Will Self a placé cette phrase de James Joyce : « Un frère s’oublie aussi facilement qu’un parapluie. » Fortement influencé par l’auteur d’Ulysse, mais aussi par l’Oulipo et le Nouveau Roman, Self est l’un des rares écrivains britanniques à s’être toujours intéressés aux avant-gardes comme à l’expérimentation littéraire. « Avec le temps, cela ne s’arrange pas, dit-il au “Monde des livres”.
 Ça devient même de plus en plus prégnant. » Dans le sillage du Piéton de Hollywood (L’Olivier, 2012), Self pousse plus loin que jamais ses délectations langa­gières. Feux d’artifice verbaux, carambolages d’images, pluie de néologismes, de latinismes ou d’inventions totalement « selfiennes » : le tout est tricoté dans une prose ultra-inventive, déchaînée, oscillant sans cesse entre le flux de conscience et le réel pour mieux dynamiter les structures convenues du récit et de la phrase. « J’ai découvert Joyce sur le tard », remarque Will Self. «  A cet égard, je vais à rebours de l’itinéraire habituel : c’est à la cinquantaine que je deviens révolutionnaire ! », s’amuse-t-il.

Ordinaire de la folie. Son œuvre entière flirte avec la démence. Pas de roman de Will Self sans folie ni hôpitaux psychiatriques – des institutions qui, dans une société tolérant mal le « hors norme », servent d’abord à ses yeux à « cacher les fous » ou à les ôter de la vue de ceux qui en ont peur. Pas de roman de Self sans délire ni déviance, sans troubles psychiques, dingueries pathologiques ou perversions en tout genre. Ça « bogue » à tous les étages dans le cerveau de ses personnages. Et c’est bien ce que l’auteur adore : « Explorer les ratés du logiciel extrêmement complexe » qui nous fait tous penser et agir. De Mon idée du plaisir (L’Olivier, 1999) à La Théorie quantitative de la démence (L’Olivier, 2000) en passant par Le Piéton de Hollywood, on explore tour à tour les troubles obsessionnels compulsifs, les psychoses, la maladie d’Alzheimer… Le thème court sous mille et une variations. Il innerve l’œuvre entière. Pourquoi la hante-t-il à ce point ? Sans doute parce que Self lui-même a connu des moments de détresse psychique tels qu’il s’est retrouvé à plusieurs reprises en hôpital psychiatrique. Sans doute aussi parce qu’il sait que nul n’est à l’abri de la maladie mentale, et qu’il se sent le premier vulnérable – « On me penserait fou si l’on regardait à l’intérieur de mon cerveau, or qu’est-ce qui me prouve que je ne le suis pas ? » Enfin parce que les désordres psychiques engendrent de fascinants phénomènes mentaux – hallucinations, obsessions, phobies… – qui permettent à l’artiste de voir le réel autrement. Ce que Self appelle avec enthousiasme « bidouiller les boutons de la réalité ».

Des mots et des stupéfiants. Aujour­d’hui, c’est bien fini. Will Self le jure, il n’est plus dépendant d’aucune substance. Acides, amphétamines, « cocaïne coupée au laxatif pour bébé » : « Dieu sait si j’ai été débauché. C’était même très au-delà de ce que vous pouvez imaginer… », confiait au « Monde des livres », en 2012, cet ancien junkie qui ne s’adonne plus aujourd’hui qu’au thé vert et à la marche à pied. Après avoir été jusqu’à dire adieu à la cigarette – un difficile sevrage qu’il raconte de façon hilarante dans No Smoking (L’Olivier, 2009) –, il n’a plus désormais recours à la drogue que dans ses ­livres et lorsqu’il s’agit des autres. Exemple : dans Parapluie, l’intrigue n’existerait pas si le docteur Busner – qui suit le cas d’Audrey Death, une vieille dame plongée dans un état catatonique depuis près de cinquante ans – n’était en mesure de lui administrer une drogue hallucinogène proche du LSD qui va faire remonter soudain l’histoire de toute sa vie… Drogue et littérature. On voit que les deux notions restent liées dans l’esprit de Will Self. « La drogue ne rend pas créatif », insiste-t-il pourtant. Mais elle peut servir de révélateur. Dans son cas, Self a souvent dit que, au début de sa carrière d’écrivain, elle lui avait permis d’exacerber « l’univers fantasmagorique qu’il portait en [lui] » – celui d’un garçon « obsessionnel, frustré, inhibé, insomniaque, malheureux », sauvé en quelque sorte par une autre drogue dure, l’écriture.

La littérature en phase terminale. Ce n’est pas là le moindre des paradoxes. Avec Parapluie, dont chaque phrase est sculptée minutieusement, une œuvre d’art, Will Self signe sans doute son ouvrage le plus brillant, le plus ambitieux, le plus « total ». Le plus exigeant aussi. Pourtant, l’auteur lui-même ne cesse de prédire que le travail des écrivains finira très bientôt aux oubliettes. Dans le roman, des personnages accrochés aux murs d’une bibliothèque « ignorent les volumes ouverts » et rient de leurs « yeux d’époque-bientôt-disparue ». Dans toutes ses interviews, Will Self répète que la fin de la littérature est proche, insistant sur l’idée que, pour un écrivain, l’idée même de postérité est devenue risible. Il n’en tire aucune conclusion morale. Aucune conclusion pratique, non plus, quant à ce qui occupe le plus clair de son temps. Pourquoi donc continue-t-il d’écrire ? Certainement pas pour changer quoi que ce soit autour de lui. « Quand j’ai commencé à publier, on s’interrogeait beaucoup sur la place de l’écrivain et de l’intellectuel dans la société, dit-il. Sur le rôle qui devait être le leur, la capacité de l’écriture à changer la vie des gens. Aucune de ces questions ne m’a jamais vraiment intéressé. Ecrire pour moi est lié à ma façon d’être, d’exister dans le monde. » Un besoin ? Une addiction ? Plutôt une pulsion… une pulsion comme une autre.

Tous des animaux. Voilà ce que nous sommes, très objectivement. Will Self l’a-t-il assez martelé ? S’il existe, dans cet univers de doute triomphant, une « vérité », c’est bien celle-là. Chez lui, l’animal humain est présent depuis Les Grands Singes, où le héros, Simon, se réveille un jour pour constater avec horreur qu’il est le seul humain ou presque sur une planète de chimpanzés – à moins que ce ne soit le contraire, que Simon ne soit réellement un grand singe anthropoïde, mais que sa psychose le porte à croire qu’il est… un homme !
Des animaux donc… « Le problème, ce sont les efforts monstrueux que nous faisons – nous, nos ego, nos consciences, nos surmoi – pour nous dissimuler cette évidence, explique Will Self. Pourtant, ce qui fait que je suis moi ou que vous êtes vous, c’est exactement la même chose, les ­mêmes moteurs, les mêmes mécanismes biologiques… Croyez-moi, l’humanisme n’est que l’expression philosophique d’une volonté de domination au sein des espèces. Dès que vous acceptez d’être un animal comme les autres, vous voyez les ­choses autrement. Plus besoin de changer le monde, par exemple, voilà qui est infi­niment reposant. »

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