jeudi 5 février 2015

Education : des parents sous haute pression

CATHERINE MALLAVAL


Le néologisme «parentalité» s’est imposé depuis vingt ans dans le discours politique et médiatique.
Le néologisme «parentalité» s’est imposé depuis vingt ans dans le discours politique et médiatique. (Photo Philippe Huguen. AFP)

INTERVIEW

La «bonne parentalité» est devenue un enjeu public. Le sociologue Claude Martin, qui publie un ouvrage sur cette injonction contemporaine, en décortique les ressorts.

On peut moquer les longues suites de «fais pas ci, fais pas ça» ; boycotter les piles de bouquins sur le «métier» de parents ; contourner méthodiquement les magazines qui distillent leurs bons conseils pour devenir des perfections de la parentalité. On peut aussi décider de lever les yeux au ciel quand d’autres enquillent les rendez-vous chez le psy au moindre hic, quand ils ne s’inscrivent pas à un programme de soutien parental en cas de couac. Ou simplement tenter de comprendre, d’analyser.


C’est la voie choisie par Claude Martin, sociologue, directeur de recherche au CNRS, titulaire de la chaire Lien social et santé à l’Ecole des hautes études en santé publique et directeur du centre de recherche sur l’action politique en Europe. Avec une dizaine de contributeurs, il vient de publier un ouvrage intitulé Etre un bon parent, une injonction contemporaine, une somme sur un débat qui préoccupe tant les parents que l’Etat.
Avons-nous un problème avec le rôle parental ?

Il semble bien. D’un côté, il y a des parents qui angoissent, culpabilisent, et sont devenus la cible d’un véritable marché qui s’adosse sur le sentiment partagé que la tâche est difficile. Un marché des experts en fonction parentale qui est devenu tentaculaire. Depuis peu apparaissent même des cabinets de conseil en éducation. Il y a notamment l’idée, bien enracinée chez de nombreux parents, qu’il n’y a pas de seconde chance pour les enfants qui tombent du fil scolaire. L’angoisse de certains enseignants et chefs d’établissements qui ont les yeux rivés sur les taux de réussite au bac n’y est sans doute pas pour rien… De l’autre côté, en face des parents, il y a l’Etat qui, en écho à ces incertitudes, fait de la parentalité un enjeu public, en se demandant ce qu’il est nécessaire de réaliser en termes d’éducation et de socialisation des enfants. En filigrane, il y a bien sûr l’idée que certains n’accomplissent pas correctement leur rôle. Les attentats contre Charlie Hebdo et le supermarché casher de la Porte de Vincennes font d’ailleurs écho à cette idée. Très vite, s’est ainsi engagé un débat public sur la capacité des familles de confession musulmane à réussir la socialisation de leurs jeunes et à faire comprendre la laïcité. La parentalité fait intégralement partie du débat public.

Depuis quand se préoccupe-t-on de parentalité ?

Cela fait à peu près une vingtaine d’années que le terme «parentalité» s’impose dans le discours politique et médiatique. Ce néologisme est désormais dans le dictionnaire. Avant, on se contentait du mot «parenté», mais il n’exprimait pas la question du rôle, de la fonction, cette idée de métier, de compétence parentale. De la même manière, les Anglo-Saxons, qui disposaient du terme «parenthood», ont créé celui de «parenting» pour souligner l’idée d’action. La parentalité comme le parenting désignent moins ce qu’est le parent que ce qu’il fait.

Pourquoi cette «notion» s’est-elle diffusée ?

On ne peut manquer de souligner que son succès a correspondu, en France comme en Angleterre, à la montée du discours sur la délinquance des jeunes. Il y a une vingtaine d’années, on parlait d’incivisme, d’incorrection, de gamins incontrôlables qui frappaient les enseignants et crachaient sur les chauffeurs de bus… Cela s’est aussi manifesté pendant la campagne de Lionel Jospin, éjecté du second tour de la présidentielle, par la centralité du thème de l’insécurité. Le débat s’est, depuis, encore intensifié avec le fameux qualificatif de «racaille» lancé par Nicolas Sarkozy, la menace de supprimer les allocations à ceux dont les enfants n’allaient pas en classe, l’idée de couvre-feu pour les mineurs… Une question qui a fait écho à droite comme à gauche - particulièrement chez Jean-Pierre Chevènement avec le terme «sauvageons». L’idée qu’il faut davantage responsabiliser les parents et que certains sont coupables et défaillants a continué de faire son chemin.

Certains attribuent plutôt cette «défaillance» à l’explosion de la famille traditionnelle. Qu’en pensez-vous ?

On ne peut pas se défausser sur les familles. Et se contenter d’invoquer le divorce, l’apparition d’une pluriparentalité (mono, bi, beau, homo…). Si les familles ont changé, c’est parce que tout a changé autour d’elles. La famille n’est pas une cause mais un résultat ; la conséquence, en particulier, des mutations de travail et d’emploi : féminisation du marché du travail, précarisation, flexibilisation des emplois et des horaires générateurs de tensions et de nouvelles contraintes… Pour certains, ces mutations auraient provoqué l’absence et la démission des parents, voire la faillite de leurs responsabilités. Pour d’autres, elles ont surtout engendré une redéfinition de leurs rôles. Et l’apparition de nouveaux types de parents, tels les «parents hélicoptère», comme sont appelés aux Etats-Unis ceux qui intensifient la surveillance de leurs enfants quitte à leur glisser des puces dans les blousons. Certains sociologues vont plus loin et évoquent un «paranoïd parenting» qui vise à protéger leurs enfants de tout. Mais j’insiste, nous sommes là dans le domaine des conséquences des mutations en cours, qu’il s’agisse de la crise économique, de la précarité, des inquiétudes du lendemain. Cela nous arrangerait bien de penser qu’il y a un bon modèle de famille, et un seul. Je pense que la question est plutôt, compte tenu des nouvelles contraintes, de trouver comment aider les parents à faire face au mieux.

De l’aide, c’est bien ce qu’ils demandent, non ?

Pour une part, oui. Face à ceux qui se demandent ce que font les parents et professent un discours menaçant, s’est développé tout un courant qui défend l’accompagnement, l’écoute. Cela ne date d’ailleurs pas d’hier. Dans les années 20-30, a été créée l’Ecole des parents, avec l’appui de pédagogues et de psychanalystes. Leur objectif était de faire obstacle à ce qu’ils percevaient comme une intrusion de l’Etat dans la vie privée, en diffusant auprès des familles les savoirs, les méthodes et pratiques pouvant les aider à éduquer leurs enfants. Vont ensuite petit à petit se diffuser les travaux de Bruno Bettelheim, Donald Winnicott, etc. Et c’est incontestablement la psychanalyse qui va, en France, à la fois écrire les lettres de noblesse de cette mission parentale et fournir l’essentiel des références pour l’action. Avant on demandait des conseils, à la grand-mère, au médecin de famille ; à compter des années 70-80, les parents se sont tournés vers la psychanalyse, la psychologie, la pédopsychiatrie, etc. A cette époque, dans les vitrines des libraires, il y avait dix livres de psys pour un livre d’économiste ! L’offre de conseils, depuis, n’a cessé de se développer.

Certains de nos voisins vont jusqu’à faire appel à la «science» dans leurs conseils aux parents. Exagéré, non ?

De plus en plus, les pays anglo-saxons, mais aussi les pays nordiques, font effectivement appel à la preuve scientifique, à des programmes d’intervention validés statistiquement dans leur recherche de conseils aux parents face à la surconsommation d’écrans, aux premiers pétards… Le comportement parental est découpé en compétences. Les interventions sont testées et validées. L’idée étant de définir le meilleur moyen de changer ce comportement. Cela émerge en France aussi.

N’assiste-t-on pas à l’émergence d’une nouvelle norme de ce qu’est un bon parent ?

La production normative sur ces questions de vie privée est - et a toujours été - forte. Mais cette norme est multiple, ambivalente. Les parents (idéaux) contemporains doivent aider leur enfant, quel que soit son sexe, à découvrir sa personnalité latente sans lui imposer leurs désirs, vœux, aspirations, comme l’a bien analysé le sociologue François de Singly. Dans les milieux éduqués, on valorise le parent qui parle, qui négocie, n’a pas recours à la force, aide, mais ne contrôle pas. Dans ce lot de recommandations, les parents adoptifs font parfois figure de «plus-que-parents», par les étapes qu’ils franchissent (avec validation de l’Etat à travers la délivrance d’un agrément) lors de leur démarche volontariste pour devenir de «bons» parents, qui doivent d’ailleurs décrire leur projet éducatif. En outre, la parentalité adoptive est présentée comme davantage partagée entre les deux conjoints d’un couple au sein duquel on a dû beaucoup discuter avant d’adopter. A l’arrivée, loin d’être à l’écart de la norme, la parentalité adoptive peut apparaître comme une sorte d’idéal de la parentalité contemporaine. D’autres, à l’inverse, se sentent stigmatisés par les normes en vigueur. Dans certains milieux, on dit aux enfants «on ne tape pas», dans d’autres on prône le «te laisse pas faire», notamment aux garçons, dont on compte ainsi construire la masculinité.

L’Etat fait de la «bonne» parentalité un enjeu, mais que fait-il pour aider ?

Il définit une «politique de parentalité», crée des dispositifs, veille à l’existence de guichets sur le territoire, avec les maisons des parents [qui accueillent les proches des patients hospitalisés, ndlr], les Réseaux d’écoute, d’appui et d’accompagnement des parents (REAAP), tout un tissu associatif. Il aide à travers le soutien des Caisses d’allocations familiales, car les caisses de l’Etat sont vides. Et ses choix sont parfois discutables : on prolonge par exemple les allocations versées aux parents qui ont encore des jeunes à charge plutôt que d’aider ces jeunes qui peinent à trouver un emploi, à s’émanciper, et l’on crée ainsi une parentalité allongée. Mais l’Etat fait aussi de louables efforts pour éviter le ciblage pur et simple, en développant un soutien universel mais «proportionné», c’est-à-dire pour soutenir davantage ceux qui en ont le plus besoin.

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