jeudi 29 janvier 2015

«Tu n’as pas laissé de message, mais nous devons déchiffrer ta mort»

Eric FAVEREAU 26 JANVIER 2015

CHRONIQUE «AUX PETITS SOINS»

On en parle peu, ce sont en majorité des hommes, et les causes de leur acte sont, bien sûr, multiples et intimes. On estime que le nombre de suicides de médecins est trois fois supérieur à celui de la population générale. Le 5 janvier, par exemple, selon la Voix du Nord, un gynécologue obstétricien de l’hôpital privé de Villeneuve-d’Ascq (Nord) s’est donné la mort dans son cabinet : âgé de 55 ans, il a été découvert par des collègues dans son bureau, où il s’était enfermé au petit matin. L’homme s’est suicidé en se tirant une balle de fusil de chasse.
Jean Pellet, lui, est vivant. Cardiologue au sein du Groupe hospitalier mutualiste de Grenoble, il a mis en mots le suicide de ses confrères, en se mettant à la place de l’un d’entre eux ; puis en écrivant un très beau monologue, comme une longue lettre qu’on laisse sur le bureau (1) :«Un homme seul, assis, au bord du lit. Il se tient le bras gauche où apparaît un dispositif de perfusion… Sur la table de nuit, une seringue remplie d’un liquide blanc est prête, une boîte de comprimés ouverte. Il y a également des ampoules cassées et plusieurs seringues vides. Sur la table de nuit de l’autre côté du lit, un réveil numérique ; 2 heures. Une bouteille de whisky largement entamée, un verre. Il y a quelques livres ouverts.»

Que s’est-il passé ? Y a-t-il une «bonne» raison ? On évoque souvent la notion de burn-out, mais l’expression est pâteuse.«Je ne pense plus à Fabienne, à ma vie. Je pense aux patients d’hier. Ça devrait être le cadet de mes soucis. Les derniers patients. Le dernier. Monsieur M. Dure séance. Il a fibrillé sur la table. On l’a choqué trois fois. Mort, trois fois. Ressuscité d’entre les morts, trois fois. Nous sommes des dieux, un peu. La tentation de se prendre pour des dieux. Tous ces gens auxquels j’ai mis un défibrillateur et qui devraient déjà être morts. Se souviendront-ils de moi ? Un petit choc dans la poitrine, et hop, de presque morts ils sont vivants. On devrait inventer ça pour les coups de blues, pour les accès de désespoir. Désespéré ? Hop ! Un petit choc cérébral.»
L’auteur est triste. Il a vu plusieurs de ses amis partir ainsi, et laisser derrière eux un silence et des questions. «Tu n’as pas laissé de message, mais nous devons déchiffrer ta mort. Peut-être as-tu voulu nous dire d’arrêter de faire de la médecine, comme ça… Mais d’aucuns diront, bien sûr, c’est facile, que ton départ tonitruant n’a rien à voir avec la médecine, préférant s’en tenir à la commode explication psychologique… "Va jusqu’au bout de tes défaites", disait Henri Michaux. Peut-être as-tu appliqué à la lettre cette injonction, cette nuit-là.»
(1) «La Nuit des défaites», par Jean Pellet, éd. Bayard, 199 pp., 17 €.

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