lundi 22 décembre 2014

Notre père qui êtes curé

M le magazine du Monde | Par Ondine Debré 19.12.2014
Ils sont les enfants de l'Eglise. Littéralement. Devenus adultes, ces fils et filles de prêtres racontent le poids de la culpabilité qui a miné leur enfance.
Le petit Théophile a 2 mois. Ses parents ont choisi de lui donner ce prénom, qui signifie « aimé de Dieu », et, fin décembre, il sera baptisé dans une petite église des portes de Paris. Théophile est littéralement un fils de l'Eglise. Son père, Paul (1), 33 ans, a été ordonné prêtre dans le sud-ouest de la France en 2010. Sa mère, Madeleine, 30 ans, a dû quitter sa congrégation religieuse lorsqu'elle a su qu'elle était enceinte. Aujourd'hui, les deux jeunes parents et leur fils vivent dans le centre de Paris dans un petit studio de 19 m2 prêté par une paroisse parisienne. Ils ne prononcent pas encore le mot mariage. « Nous devons prendre notre décision en connaissance de cause, pas uniquement à cause du bébé. Un enfant ne suffit pas à créer une famille », disent-ils.

Paul, 33 ans, ancien prêtre et Madeleine, 30 ans, ancienne religieuse, sont les parents d'un petit Théophile, 2 mois.

Paul, 33 ans, ancien prêtre et Madeleine, 30 ans, ancienne religieuse, sont les parents d'un petit Théophile, 2 mois. | Dorothée Smith pour M Le magazine du Monde
Les deux parents se sont rencontrés en août 2013, dans un avion qui les ramenait du Cambodge. Elle ressemble à une poupée au teint lumineux et aux grands yeux noirs. Lui a de faux airs d'adolescent gracile. Il se montre plein de compassion, elle se confie d'autant plus facilement – sa jeunesse sans père, sa prise en charge par les soeurs du village. Et leur amitié se transforme peu à peu en un lien plus intime. Madeleine tombe enceinte. Elle est accueillie dans un foyer de bonnes soeurs aux environs de Paris tandis que Paul part prendre un « temps de réflexion » dans un monastère.


« J'ai toujours été malheureux d'être seul »
« J'ai grandi dans une grande famille, très pieuse, et j'ai toujours su que je voulais être prêtre », dit le jeune homme, arrivé de Phnom Penh en 2004 et entré au séminaire de Bordeaux peu de temps après. Théologie, philosophie, droit canon, ses études le passionnent. Au creux de l'hiver 2010, le 8 février, il donne, en khmer, sa première messe dans une église de campagne qu'il a choisie parce que la Vierge y est apparue. Il est à sa place et ne l'échangerait pour rien au monde. Ce moment est l'un des plus forts de sa vie.

Pourtant, quatre ans plus tard, il trahit sa promesse et choisit de renoncer à ses voeux, à contrecoeur. « J'ai toujours été heureux d'être prêtre, mais aussi malheureux d'être seul, explique Paul. Parler d'amour dans mes prêches, célébrer l'amour du Christ et celui des fidèles, tel est le devoir du prêtre. C'est fort et très beau, mais une fois seul chez soi, c'est difficile. » L'évêque, à qui Paul s'est confié sans tarder, l'a soutenu dans sa décision de quitter son diocèse. Dans une très belle lettre, il demandera même aux prêtres de prier pour lui.

Le père Christian Lancrey-Javal, prêtre de Notre-Dame de la compassion, dans le 17e arrondissement de Paris, a une vision plus sereine du célibat qui lui est imposé. « C'est la même attitude que l'homme marié vis-à-vis de la fidélité, c'est un renoncement pour quelque chose de plus grand. Mais oui, bien sûr, comme tous les hommes, les prêtres ont des désirs. » Selon lui, il est de la responsabilité de chacun de « ne pas se mettre en situation, ne pas se laisser glisser car cela peut aller vite. C'est la prière qui permet à ces prêtres de rester dans le chemin qu'ils ont choisi et de demeurer fidèles à leurs engagements ». Ordonné prêtre à 40 ans, le père Christian a eu une vie « normale », un métier, des amis, des plaisirs. Aujourd'hui, il est de ces curés, libres et enthousiastes, qui parlent avec beaucoup de recul de leur fonction et de leur Eglise. « Ce qui est choquant, quand un prêtre vit une telle situation, c'est que très souvent il n'est pas soutenu par ses évêques. Il est seul face aux difficultés. »

« Le pape doit autoriser le mariage des prêtres pour que ces enfants ne se sentent pas entachés de honte. J'en suis convaincue. » Anne-Marie

La soixantaine, Anne-Marie Mariani, dont le père était curé à Oran et la mère religieuse dans la même ville, a trouvé l'apaisement en fondant l'association Les Enfants du silence. « C'est un drame terrible de naître dans ces conditions. Ces gamins sont rejetés, encore aujourd'hui, explique-t-elle. Le pape doit autoriser le mariage des prêtres pour que ces enfants ne se sentent pas entachés de honte. J'en suis convaincue. » La vie de cette femme est un roman, mais c'est aussi une autobiographie, Le Droit d'aimer (éditions Kero), qu'elle a choisi d'écrire en 2013.

Mère attentive et grand-mère dynamique, installée près de Grenoble, Anne-Marie Mariani aime raconter son histoire, triste et extraordinaire au sens propre, et s'en dit « profondément guérie ». Prosper, son père, est un jeune élève doué, que sa famille pauvre n'a pas les moyens d'envoyer au lycée. Ce sera le petit séminaire, au milieu des montagnes austères du Haut-Doubs. Un monastère de pierres, une vie d'enfant triste et froide. Puis viendra la guerre, la mobilisation et l'ordination, en 1945. « Mon père a endossé l'habit que lui avaient destiné ses parents », écrit Anne-Marie Mariani. Charismatique, le jeune curé est très aimé de sa hiérarchie et de ses paroissiens. Un bon prêtre, en somme. Mais la vie est difficile, dans ce petit village de montagne, aux côtés d'un chanoine vieillissant, et Prosper s'évade en tombant amoureux d'une jeune fidèle. L'histoire, qui reste chaste, s'ébruite, et en 1948 le beau Prosper est renvoyé en Algérie par sa hiérarchie. Il y fera la connaissance d'une religieuse qui, elle aussi, est un peu là par hasard. Elle s'appelle Marie-Paule. Les deux jeunes gens finissent par s'aimer clandestinement et la religieuse tombe enceinte. Paria en Algérie, la jeune mère repart en France, où elle est rejointe par le prêtre qui sera libéré de ses vœux. Il reconnaîtra sa fille Anne-Marie plusieurs années après sa naissance.

Fille de prêtre, Anne-Marie Mariani a fondé l'association Les Enfants du silence.  
Fille de prêtre, Anne-Marie Mariani a fondé l'association Les Enfants du silence.   | Dorothée Smith pour M Le magazine du Monde

« Nous étions partout rejetés. La famille de mon père nous a tourné le dos, c'était effroyable, et je ne comprenais pas pourquoi », explique Anne-Marie Mariani. Elle apprend à 16 ans le secret de ses parents et celui de sa naissance. C'est un choc, mais, d'une certaine façon, cela explique la détresse morale des siens. « Je sentais que notre famille se détruisait petit à petit, et là j'ai compris pourquoi », dit-elle. Longtemps, la culpabilité de ses parents lui sera insupportable. Aujourd'hui, elle est apaisée mais elle porte comme une cicatrice le souvenir de cet interdit qui a frappé sa naissance. Sans amertume, elle aide ceux qui, comme elle, affrontent le secret et la honte. « Un père curé, symboliquement c'est très fort pour un enfant, explique Béatrice Copper-Royer, pédopsychologue. L'imaginaire autour de cet homme qui n'en est pas vraiment un, car il s'est donné à Dieu, et la longue robe noire qu'il porte et qui le rend encore plus impressionnant, tout cela est très confus dans l'esprit des enfants, et même dans celui des adultes. Sans compter que cela renvoie aussi à la sexualité de la mère, qui commet une transgression pure et simple. »
« Je ne sais pas ce que c'est la grâce »
L'impression persistante de ne jamais être à sa place, d'être là par effraction, c'est aussi ce que ressent Adeline, une jeune femme de 35 ans. « Aujourd'hui encore, je fais tout pour être le plus anonyme possible », dit-elle. Col roulé noir, pantalon sombre, à peine maquillée, la jeune femme a le teint pâle et un visage fin qui reflète une profonde inquiétude. Elle est presque cachée au fond de ce café des bords de Seine, où elle raconte son histoire. Son père fut jésuite pendant vingt-cinq ans, écrivit une thèse sur la grâce et décida de se marier après avoir rencontré la mère d'Adeline dans un lycée catholique de l'est de la France. « Je ne sais pas ce que c'est la grâce, précise la fille du prêtre défroqué par amour, je ne m'intéresse pas à ces choses-là, je suis une bouffeuse de curé. » On sent dans cette provocation la colère et l'amertume de la jeune femme, encore marquée par son difficile héritage familial.

« Les gens nous traitaient, mon frère et moi, d'enfants de Satan, mes parents de pervers, l'ambiance était mortifère » Adeline



L'enfance en Bretagne, dans une ville du Morbihan, est suffocante pour la petite Adeline, qui retrouve des oiseaux cloués sur la porte de sa maison et ses chats morts dans le jardin. « Les gens nous traitaient, mon frère et moi, d'enfants de Satan, mes parents de pervers, l'ambiance était mortifère », décrit la jeune femme, qui avoue s'être longtemps dit qu'elle n'aurait pas dû venir au monde. Le fantasme du curé diabolique se mélange, dans la très puritaine Bretagne, à la peur de l'étranger. La famille, dont le nom est d'origine allemande, a eu des croix gammées dessinées sur les murs. Un jour, ça dérape et la famille échappe à la mort en évacuant la maison en flammes. Ce sera un procès et un déménagement. « Nous avons gagné 40 000 francs. Des parents d'élèves étaient derrière tout ça. »

Le père ouvre un cabinet de psychanalyse dans la ville d'à côté, le calme revient, mais de nombreuses questions restent en suspens. L'ancien jésuite meurt alors que sa fille a 16 ans. « Il ne me reste de lui qu'une médaille de baptême et les œuvres complètes de Karl Marx », souffle la jeune femme, qui avoue avoir plutôt gardé de son père l'image d'un homme d'extrême gauche que celle d'un homme de Dieu. « Je n'ai jamais vu de photo de lui en prêtre, mais je sais qu'on le surnommait "le Rouge" et, quand j'ai cherché à en savoir plus, on m'a répondu qu'il n'y avait plus de trace de lui dans les registres jésuites. Vingt-cinq ans de vie effacée parce qu'il s'était défroqué. C'est dur à comprendre. »

Fragile, dépressive parfois, Adeline dit se sentir « bizarre, différente des autres. Je ne le dis pas, ou peu. Je ne me sens pas fière de sa vie, c'est trop douloureux », lâche-t-elle en rajustant ses cheveux sombres. La jeune femme a, comme son père, un parcours « d'intello » et vit aujourd'hui dans un monde de livres et de mémoire. Son père reste pour elle une énigme. « Un de mes psys m'a dit que de nombreux jésuites devenaient psychanalystes, comme papa, mais je n'en sais pas plus, je regrette de ne pas lui avoir posé la question. »

Manuela a appris à plus de 50 ans que son père biologique était le curé du village de son enfance. 
Manuela a appris à plus de 50 ans que son père biologique était le curé du village de son enfance.  | Dorothée Smith pour M Le magazine du Monde

Manuela n'a pas davantage posé de questions mais, quand elle a appris en 2013, à plus de 50 ans, de la bouche d'une de ses tantes maternelles, que son père biologique était le curé du village du Finistère où elle avait vécu sa jeunesse, elle a à peine été surprise. Jusque-là, dit-elle, « c'est comme s'il y avait eu un voile intellectuel entre la réalité et moi ». Et soudain, tout s'est éclairé, a pris sens pour elle : son enfance mélancolique, son sentiment de solitude et d'abandon, l'impression d'être rejetée par sa mère. « Aujourd'hui, je réalise que, pour elle, j'étais l'enfant du péché, la preuve vivante de sa faute et surtout de son échec », explique cette femme gouailleuse.

L'abbé Bernard était un beau curé, voyageur, cultivé, charismatique. Il était très proche de sa mère, son confesseur, son confident. Chaque fois que le prêtre venait prendre le thé, son visage s'éclairait, elle était alors très loin de l'épouse malheureuse du militaire toujours en déplacement qui a élevé Manuela, « soulagée d'apprendre qu'[elle n'était] pas la fille de cet homme grossier et mauvais. J'étais troublée par l'abbé Bernard. J'avais envie d'aller vers lui. J'ai même cru que j'en étais amoureuse », ajoute-t-elle. La vérité, qu'elle apprendra trente-cinq ans plus tard, éclairera d'un nouveau jour ces émotions particulières. A écouter son récit, on comprend que, même si le secret a été bien gardé, elle l'a toujours su au fond d'elle-même. Elle est aujourd'hui capable de s'amuser de son histoire. « J'ai même perdu ma virginité avec un séminariste ! Mon inconscient a reproduit le schéma maternel », sourit-elle, le regard bleu acier soudain illuminé. Mais rien n'effacera l'injustice du début et la petite fille sera marquée à jamais par cette culpabilité maternelle d'avoir enfreint un interdit absolu.

(1) Tous les prénoms ont été changés.


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