lundi 17 novembre 2014

« Pôle emploi, ne quittez pas ! » : quand Kafka pointe à Pôle emploi

LE MONDE | Par 
Une scène du film documentaire français de Nora Philippe, "Pôle emploi, ne quittez pas !".
Chaque matin, dès l'ouverture des portes, une cohorte silencieuse s'engouffre dans la petite agence Pôle emploi de Livry-Gargan (Seine-Saint-Denis). Et chaque matin voit la répétition d'une aberration administrative que ritualise ce ballet anonyme de demandeurs d'emploi. Dans le jargon des techniciens, ce sont les « DE ».
Un sigle déshumanisant parmi les nombreux qui émaillent les discours des agents. Ces sigles forment une langue codée, amphigourique au possible. Elle achève d'alimenter le sentiment d'absurdité qui nous saisit, à mesure qu'on s'immerge dans cet environnement dysfonctionnel. Reconnaissons à ce lexique abscons l'avantage de tenir à distance des chômeurs dont le nombre croissant déjoue les projections, en plus de révéler l'impuissance criante de l'institution.
En plantant sa caméra dans ce décor, la jeune documentariste Nora Philippe, 32 ans, dévoile, sans forcer le trait, les failles d'un système arrivé en bout de course. Réalisé en 2013, sur un laps de temps de trois mois, son film est une immersion vertigineuse dans les arcanes d'une bureaucratie déréglée. Son parti pris est original. Elle a choisi de suivre exclusivement les conseillers de Pôle emploi qui, au nombre de quarante, gèrent pas moins de quatre mille dossiers.

Mieux que rien
Des chiffres accablants, symptomatiques du malaise qu'éprouvent des employés submergés par leur tâche. Elle s'avère d'autant plus écrasante qu'il leur est tout simplement impossible de s'en acquitter, faute de moyens. Evacués, dès lors, les vœux pieux d'accompagnement personnalisé. Les agents doivent se résoudre à recevoir leurs interlocuteurs collectivement. La directrice de l'agence légitime cette manière de faire auprès d'une équipe sceptique, au motif que cette solution vaut mieux que rien.
Pourtant, elle-même s'y perd. Le sourcil froncé face à son écran d'ordinateur, on la voit tâtonner pour tenter d’élucider de nouvelles consignes incompréhensibles, émanant de sa hiérarchie. Plus tard, les agents se voient remettre un lot de chemises pour classer et archiver à la main les dossiers des demandeurs d'emploi qui seront non conservés informatiquement. Il y a bien, dans le lot, encore quelques fortes têtes pour discuter ces directives insensées. Mais les velléités de réforme s'arrêtent sur le seuil d'une agence où on tire nerveusement sur une cigarette, avant de retourner dans l'arène.
La grande vertu du film de Nora Philippe se loge dans sa manière intelligente d'observer sans traquer les conflits ou toute autre forme de climax. Ce qu'elle capte, parfois avec une pointe d'ironie, c'est un lent travail d'érosion. Il affecte le personnel de l'agence, bientôt au bord de l'implosion. Ce processus d'altération qui marque les visages, atteint le décor lui-même. Les ordinateurs tombent en panne, une poignée de porte défectueuse déclenche une série de courriers motivés. Métonymies à elles seules d'une institution inadaptée au chaos qui gronde à ses portes.
Film documentaire français de Nora Philippe (1 h 18). Sur le Web : www.docks66.com/pole-emploi-ne-quittez-pas

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