dimanche 16 novembre 2014

Henri Atlan, douteur ès sciences

LE MONDE DES LIVRES Par 

Henri Atlan, Paris, septembre 2014.

«Farfelu » est un adjectif qu’il affectionne. Est « farfelu », pour Henri Atlan, ce qui s’oppose au juste ou au raisonnable. Moins méchant qu’« inepte » ou « crétin », le qualificatif possède le petit éclat d’ironie qu’on retrouve dans son regard moqueur mais toujours bienveillant. D’ailleurs, après plus d’une heure autour d’un café, on a tellement souri qu’on est perplexe : vraiment, tout l’amuse ? « Un peu, oui… Sauf les choses tristes. » Il a passé l’été à Jérusalem, pendant l’opération « Bordure protectrice », voilà une des choses tristes dont il ne veut plus parler. Pour le reste, ce médecin, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Ehess), professeur émérite de biophysique, semble pratiquer cet « acquiescement, aussi joyeux que possible, au monde » que recommande le philosophe dont il se sent le plus proche, et dont il est devenu l’un des meilleurs spécialistes, Spinoza.

Les deux LSD
Henri Atlan partage maintenant sa vie entre Jérusalem et Paris. On peut, sans se tromper, le présenter comme biologiste ou spécialiste en modèles informatiques : ce remarquable chercheur est l’un des fondateurs de l’auto-organisation, un nouveau modèle d’interprétation du vivant développé dans les années 1970. Mais on risquerait d’oublier qu’il est tout autant philosophe, lecteur de la kabbale et du Talmud, de Platon et de Spinoza, comme l’atteste chaque page de son grand œuvre, les deux tomes des Etincelles de hasard (Seuil, 1999 et 2003). Ce parcours intellectuel entre recherche, humanités classiques et textes sacrés le classe un peu à part en France, où sciences, philosophie et religion ont coutume de s’ignorer autant qu’elles peuvent.
Le livre qui paraît cet automne, Croyances. Comment expliquer le monde ?, se trouve sans surprise au croisement de ces trois domaines de prédilection. C’est l’occasion, dit-il, de reprendre de vieilles interrogations qu’il « traîne » depuis longtemps. La conversation nous emmène en effet dans les années 1960. Le jeune chercheur, intégré dans un laboratoire de San Francisco, n’est alors pas insensible à l’ambiance hippie qui règne sur les campus de la Côte ouest. Il n’ignore bientôt plus rien des deux LSD : ni de laLogic of Scientific Discovery (1934), un classique du philosophe des sciences Karl Popper, fort convenable lecture pour un étudiant, ni… de l’autre. C’est le souvenir de ces expériences qui lui revient à la lecture de la biographie du chaman d’Amazonie Davi Kopenawa (La Chute du ciel, de Bruce Albert, Plon, 2010). Que donc penser de ces croyances liées à un état modifié de conscience ? « Jamais je n’ai eu l’idée qu’il n’y a de connaissances valables que dans les sciences », se rappelle-t-il. D’ailleurs, « s’il y a une différence entre la croyance et le savoir, elle n’est pas si tranchée ».
On retrouve bien là l’homme qui s’est toujours méfié, dans sa pratique de chercheur comme de philosophe, de ce qui est trop net, trop définitif. De la métaphore du « programme » génétique, par exemple. Ou encore de l’opposition entre liberté et déterminisme. Le clivage entre science et croyance lui inspire le même genre de méfiance. Trop facile et sans doute trop paresseux. Voyons, par exemple : on ne sait pas trop ce qu’est le qi, cette énergie intérieure décrite par la médecine chinoise, mais, il l’ajoute dans un sourire presque narquois, « manifestement, c’est quelque chose ! » ; quelque chose qu’on ne peut simplement pas mesurer ou décrire avec les instruments de la science moderne. Prudence : « Cela ne veut pas dire que je suis relativiste. Toutes les croyances ne se valent pas. »
Les croyances ? « Nous ne faisons qu’en hériter »
Mais alors ? Comment faire si les frontières entre savoir et superstition ne sont pas étanches ? Où porter notre confiance ? Fausse piste, s’entend-on répondre. Car cela supposerait que nous choisissions nos croyances : « Or, nous ne faisons qu’en hériter, et d’un tas ! La seule chose importante est de justifier nos doutes, de déterminer quand il convient de douter. » Il faut tout reprendre à l’envers. Oserait-on dire qu’on a l’habitude, avec Henri Atlan ? Il y a presque dix ans, il eut l’idée de faire progresser la réflexion bioéthique sur la dissociation entre sexualité et procréation en annonçant, non sans ­facétie, que d’ici quelques années un utérus artificiel serait techniquement au point… Le livre (L’Utérus artificiel, Seuil, 2005) et l’hypothèse avaient fait couler beaucoup d’encre.
« Je crois qu’il n’y a qu’une seule chose de tranchée entre le sot et l’homme avisé, ajoute l’alerte ­octogénaire, c’est le repos de l’esprit. Wittgenstein parle de la certitude comme d’un repos presque animal. » Ainsi le fanatisme n’est qu’une manière d’éviter de penser et il faut se réjouir de l’inconfort intellectuel que suscite en nous la présence de plusieurs croyances. Ce sentiment d’incohérence qui souvent nous tracasse serait la preuve du mouvement de notre esprit, le ­signe que nous ne sommes pas (complètement) des imbéciles ! Du reste, le monde des expériences intimes, existentielles, a toujours coexisté avec celui des expériences pratiques et sociales, sans qu’il faille forcément les opposer.
Est-il, lui aussi, un de ces chercheurs qui pratiquent et la science et la foi ? Non, pourtant. « Je suis né dans une famille juive non pratiquante, à Blida, en Algérie. On parlait de temps en temps de Dieu et j’ai hérité de ça, mais, sous l’effet de mon parcours scientifique, ça s’est transformé en objet d’études… » Un objet de réflexion pour le scientifique et pour le philosophe. Après la Faculté de médecine à Paris, commencée en 1948, et une pratique de cabinet (ainsi que de médecin de campagne en France et au Sénégal), Henri Atlan a suivi un cursus de biologie. Un parcours brillant. « On n’a pas de mérite à être intelligent. On a compris, c’est tout. Et, quand ça amuse, c’est encore mieux », ajoute-t-il. Décidément. En philo­sophie, il est un autodidacte complet. Il doit énormément, tient-il à dire, à Dina Dreyfus, professeure de philosophie, première épouse de Claude Lévi-Strauss, qui l’a guidé dans ses premières lectures.
Discours sceptique
Tout à son plaisir d’accueillir des idées qui dérangent ou d’épingler les certitudes, Henri Atlan a fait part à plusieurs reprises de ses doutes sur les modèles qui prédisent un réchauffement du climat.« Je ne crois en aucun catastrophisme. Des catastrophes sont possibles, mais pas celles qu’on croit. » Là encore, aucune contestation du savoir scientifique en tant que tel : c’est au nom de la connaissance qu’il possède dans ce domaine de la modélisation qu’il justifie ce discours sceptique. Mais croit-il au progrès ? « Bien sûr », si l’on admet qu’il n’est ni entièrement bon ni entièrement mauvais. « L’arbre de la connaissance ne portait pas sur ses rameaux le Bien et le Mal, mais, si l’on traduit mieux, laconnaissance bonne et la connaissance mauvaise. A chaque nouveau savoir nous devons nous demander s’il est bon pour nous et pour les autres. » C’est exactement ce à quoi il s’est employé quand il était membre du Comité consultatif national d’éthique, de 1983 à 2000.
Avant de se quitter, on fait part d’un dernier étonnement : de la physique fondamentale aux expériences mystiques d’un chaman amazonien, en passant par le bouddhisme, tout semble avoir une chance de l’intéresser et même de se voir accorder du crédit. « Ma femme, psychanalyste, me dit que je ne crois en rien et je lui dis que je crois en tout. Mais pas de la même façon… » Un exemple ? « Dans le domaine de la santé, je ne crois pas aux explications données parleurs prétendus spécialistes, mais je crois en toutes les médecines traditionnelles. Quand ça marche. » ­Réfléchissez bien : c’est très sérieux.
Croyances. Comment expliquer le monde ?, d’Henri Atlan, Autrement, « Les grands mots », 370 p., 18 €.



Signalons la réédition de La science est-elle inhumaine ? Essai sur la libre nécessité, Bayard, « Le temps d’une question », 86 p., 14 €.

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