dimanche 26 octobre 2014

John Donoghue : « Osons interpréter les signaux du cerveau »

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO Propos recueillis par 
John Donoghue.
Le rêve de John Donoghue est de mettre au point une technologie qui permettrait à des personnes paralysées de lancer des commandes à distance, à l’aide d’une simple pensée captée par une électrode implantée dans leur cortex et connectée à un émetteur sans fil. Pour faire bouger une prothèse de membre, par exemple. Professeur à l’université Brown, à Rhode Island (Etats-Unis), ce pionnier des interfaces cerveau-ordinateur a été choisi pour diriger le Centre Wyss pour la bio- et neuro-ingénierie, à Genève, sur leCampus Biotech, où s’installera en novembre le Human Brain Project (« Projet du cerveau humain ») européen.
Pourquoi avoir traversé l’Atlantique ?
Aux Etats-Unis, la science est excellente, mais les ressources limitées. Ici, il y a tout ce dont je rêvais : des spécialistes des neurosciences, du monde clinique, de l’industrie, de l’ingénierie, et des infrastructures libres de suite pour atteindre le but fixé : créer des outils neurotechnologiques au bénéfice de l’être humain.
Par exemple ?

L’objectif est de faire voir les aveugles, entendre les sourds, marcher les gens paralysés, à l’aide de systèmes neuroprosthétiques. L’idée ultime est de développer les parties d’un système nerveux artificiel susceptible de remplacer le modèle biologique. Pour ce faire, il faut d’abord comprendre comment fonctionne ce dernier. Puis il faut oser interpréter les signaux que génère le cerveau. Enfin, il faut de fins ingénieurs pour fabriquer les prothèses dont on parle. Toutes ces tâches sont très complexes.

Poursuivrez-vous dans cette voie ?
Oui. Nous avons déjà un prototype pour aller plus loin. Il s’agit d’un petit dispositif rempli d’électronique, qui fait officed’interface. Greffée sous la peau du crâne, celle-ci recueille les signaux corticaux à l’aide de 100 micropointes disposées sur une électrode implantée dans le cortex, et, à travers un émetteur Wi-Fi, transmet ces données à un petit ordinateur central – en général un iPhone porté à la ceinture. Ce dernier pourra alors commander une prothèse robotisée, comme l’a fait Cathy.
Mais notre ambition est de pouvoir permettre aux personnes paralysées d’utiliser leurs vrais membres, lorsqu’ils sont encore fonctionnels. Comment ? Pour Cathy, par exemple, en greffant sur les nerfs de son bras des électrodes qui excitent ses muscles. Ce type de stimulation existe déjà ; cet été, la sportive américaine paraplégique Jennifer French a montré qu’elle pouvait marcher simplement en appuyant sur le bouton d’un boîtier, qui lui-même activait les muscles de ses jambes par le biais d’électrodes implantées.
L’objectif est désormais de coupler cette technologie avec celle des ordres du cerveau envoyés par Wi-Fi à travers l’interface greffée. La personne paralysée retrouverait ainsi toute sa mobilité. Il y a par exemple aux Etats-Unis 800 000 personnes qui souffrent d’un accident vasculaire cérébral, dont 150 000 gardent leurs capacités cognitives, mais ne peuvent plus bouger tel ou tel membre. Par ailleurs, ce genre de modalité de commande par la pensée pourra s’appliquer dans d’autres situations, pour commander des implants installés sur d’autres organes réels (cœur, vessie, etc.) ou artificiels (pompe à insuline pour diabétiques, par exemple).
Quel horizon temporel visez-vous ?
Je suis d’ordinaire très optimiste mais si, d’ici à une décennie, nous parvenions à restaurer chez des patients une certaine mobilité, même saccadée, ce serait bien.
Quelles sont les difficultés ?
Il faut être certain qu’aucun fluide cérébral ne pénètre dans l’interface, d’où sortent une centaine de microfils connectés avec l’électrode implantée. Il faut ensuite s’assurer que l’interface communique en Wi-Fi avec une haute bande passante, car une quantité énorme d’informations doit être transmise vers l’extérieur. Pour cela, il faut des batteries durables, tant il est impensable de répéter souvent l’intervention chirurgicale pour en changer ; sur notre prototype, elles peuvent durer cinq ans. Ce dernier a pour l’heure la taille d’une boîte d’allumettes. Mais c’est aussi ce qui se fait de plus complexe au monde.
Tous ces travaux futuristes suscitent moult questions éthiques…
Indiscutablement. Nous aurons ici des séminaires d’éthique, voire hébergerons des éthiciens. Il est crucial que les chercheurs soient sensibilisés, mais il est aussi important que les éthiciens sachent ce qu’il est réellement possible de faire, loin de la science-fiction. De fait, notre déficit de connaissances est immense. C’est le cœur de l’initiative américaine Brain, que j’ai contribué à lancer et qui promet de livrer des résultats considérables en neurosciences dans les douze prochaines années.
Brain est le pendant américain du Human Brain Project (HBP), qui veut plutôt simuler le cerveau sur un superordinateur. Qu’en pensez-vous ?
Question délicate. Le cerveau est si complexe que l’on a besoin de différentes approches. Pour moi, étudier en détail chaque connexion neuronale n’est pas important, il faut connaître les règles générales. Et établir une vaste base de données de tous les savoirs acquis sur le cerveau – l’autre ambition du HBP – est très utile.
Mais est-il possible de simuler quelque chose dont – comme vous l’avez dit – on ne comprend pas le fonctionnement de base ?
La théorie pour construire des ponts n’a été écrite que des siècles après la pose des premiers ponts… De même, il est difficile de conclure à l’inutilité de l’idée du HBP, qui s’attaque à une tâche énorme. Il faut un débat sain. Concernant le financement, ce serait une erreur de tout miser sur un tel projet s’il empêchait les neuro­scientifiques non impliqués de poursuivre leurs travaux. Mais je doute que ce soit le cas, même si je connais mal le système européen de financement de la science.
Brain est souvent vu comme la réplique américaine au HBP. Est-ce le cas ? Alors que la Chine est aussi active dans ce domaine, faudrait-il un projet mondial sur le cerveau ?
Non, l’initiative Brain est née du constat qu’il fallait enfin commencer à unir les forces [américaines] pour commencer à comprendre le cerveau, cela avec un pot commun de ressources qui s’amoindrit. Il est préférable pour chaque gros projet de neurosciences de suivre un axe spécifique – au HBP, c’est la simulation computationnelle. Les résultats de l’initiative Brain, plutôt ciblée sur la compréhension fondamentale, la nourriront d’ailleurs. Cette complémentarité est magnifique, d’autant qu’elle n’a pas été établie de manière délibérée.

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