jeudi 4 septembre 2014

La Sécurité sociale entre deux philosophies

LE MONDE CULTURE ET IDEES 
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Au beau milieu des vacances, le coup de pouce salarial de 4 % promis aux smicards pour 2015 est tombé à l’eau, du moins sous la forme prévue. Dans la quiétude de l’été, le Conseil constitutionnel a invalidé, mercredi 6 août, la baisse de cotisations salariales prévue dans la loi de financement rectificative de la Sécurité sociale pour 2014 et qui ciblait les salariés gagnant moins de 1,3 du smic. Car, explique-t-il dans sa décision, « un même régime de Sécurité sociale continuerait, en application des dispositions contestées, à financer, pour l’ensemble de ses assurés, les mêmes prestations malgré l’absence de versement, par près d’un tiers de ceux-ci, de la totalité des cotisations salariales ouvrant droit aux prestations servies par ce régime ». Autrement dit, le système de protection sociale fonctionnant sur le modèle de l’assurance, ses prestations doivent être réservées aux seuls contributeurs. 
Ce faisant, le Conseil constitutionnel développe un argumentaire logique, mais sa décision n’est pas exempte de paradoxes. Il raisonne comme si le système de protection sociale fonctionnait sur le principe seul de l’assurance des salariés – selon un modèle qualifié de « bismarckien », le chancelier Bismarck ayant généralisé en Allemagne les assurances sociales des travailleurs à la fin du XIXsiècle. Le modèle alternatif est dit « beveridgien », c’est-à-dire tel que l’avait imaginé le rapport rendu en 1942 par William Beveridge au gouvernement de Winston Churchill, et qu’ont mis en place les pays scandinaves. Un système dit « beveridgien » répond aux besoins des individus tout au long de la vie, et repose sur des ressources fiscales dans une logique de solidarité.
Or c’est à ce dernier système que se référait l’ordonnance prise par le gouvernement provisoire du général de Gaulle le 4 octobre 1945, inspiré par le programme du Conseil national de la résistance (CNR) « Les Jours heureux », et qui avait été influencé par la pensée de Beveridge. L’ordonnance établit en effet que « la Sécurité sociale est la garantie donnée à chacun qu’en toutes circonstances il disposera des moyens nécessaires pour assurer sa subsistance et celle de sa famille dans des conditions décentes ».Elle « appelle l’aménagement d’une vaste organisation nationale d’entraide obligatoire ». « Le but final à atteindre est la réalisation d’un plan qui couvre l’ensemble de la population du pays contre l’ensemble des facteurs d’insécurité (…) ».

SYSTÈME PRINCIPALEMENT ASSURANTIEL ET BISMARCKIEN
Pourtant, c’est bien un système principalement assurantiel et bismarckien qui s’est construit en France dans l’après-guerre. Le plein emploi a permis que l’affiliation des salariés à des régimes obligatoires finance leur protection sociale et celle de leurs familles. Les régimes spécifiques n’ont pas voulu se fondre dans un seul ensemble financé par l’impôt : « La force d’inertie des institutions et l’économie politique des corporatismes ont conduit à confirmer en 1945 le système bismarckien mis en place à partir de 1898 en France, qui lie les prestations à des cotisations », explique Eloi Laurent, spécialiste de la protection sociale et économiste senior à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE).
M. Laurent souligne que la décision du Conseil constitutionnel s’inscrit dans la droite ligne de ces principes bismarckiens. « Le Conseil constitutionnel ne souhaite pas dénaturer les cotisations sociales qui – au moins pour la retraite et le chômage – donnent droit à une prestation spécifique et définie, au contraire d’un impôt. » Pour autant, remarque Denys de Béchillon, constitutionnaliste et professeur à l’université de Pau, l’Etat peut prendre en compte les différences de revenus, « et avantager les personnes dont les ressources sont modestes ou très basses. Il fait ça du soir au matin depuis belle lurette. Cela signifie seulement que, s’il entend agir ainsi, il doit financer son action par l’impôt et s’en tenir là ».
Hybridé, le système de protection sociale français est aussi devenu de plus en plus balkanisé et de moins en moins lisible
Mais le système de protection sociale a pris un nouveau virage depuis la fin des « trente glorieuses ». Dans les faits, il ne repose plus exclusivement sur le principe de la contribution des assurés : « Le modèle français a été profondément hybridé depuis les années 1990 », note M. Laurent. De facto, il est devenu à la fois bismarckien et beveridgien, d’assurance et de solidarité. Le chômage persistant, la précarisation de l’emploi, le vieillissement de la population – l’assurance-vieillesse fondée sur la répartition repose sur la solidarité entre les générations – ont miné l’équilibre financier, et l’impôt a été appelé au secours pour tenir la protection sociale debout : sur les 323 milliards d’euros de ressources apportées au régime général de la Sécurité sociale et du fonds de solidarité vieillesse (FSV) en 2013, seulement 58 % proviennent des cotisations sociales patronales et salariales, et 24 % des recettes de la contribution sociale généralisée (CSG), 12 % d’autres recettes fiscales, 3 % du produit de diverses contributions sociales et 3 % de transferts et de prises en charge de cotisations par l’Etat et d’autres organismes, indique le rapport rendu, en juin, par la commission des comptes de la Sécurité sociale. De plus, une fraction de la TVA est reversée depuis cette année au système de protection sociale…
POLITIQUES DE BAISSE DU COÛT DU TRAVAIL
En outre, le principe de la modulation qui vient d’être refusé pour les cotisations salariales a déjà été appliqué pour les cotisations sociales patronales : celles qui portent sur les bas salaires ont été allégées à plusieurs reprises depuis les années 1990. D’abord par le gouvernement d’Alain Juppé, afin d’enrichir la croissance en emplois ; et constamment jusqu’à aujourd’hui, où le projet de loi de financement de la Sécurité sociale réduit à zéro, à partir de 2015, les cotisations patronales dues au régime général pour leurs salariés payés au smic, la baisse des cotisations portant de façon dégressive jusqu’à 1,6 du smic. Ces baisses cumulées de cotisations patronales depuis vingt-cinq ans, « pour des montants pourtant dix fois supérieurs, n’ont pas été censurées par le Conseil constitutionnel », souligne Martin Collet, professeur de droit à l’université Panthéon-Assas. Ces politiques de baisse du coût du travail ont aussi contribué à détricoter l’implication des entreprises dans le système d’assurances sociales.
Du coup, Martin Collet critique « le juridisme un peu étroit et par ailleurs inconséquent » de la décision estivale du Conseil. Certes, les entreprises, personnes morales, ne sont pas directement les bénéficiaires des prestations de retraite ou de maladie. Mais, dans la pratique, « il s’agit du même prélèvement obligatoire d’une cotisation (patronale et salariale), effectué directement à la source, qu’il paraît incohérent de séparer, tant économiquement que juridiquement. Le Conseil constitutionnel a d’ailleurs validé les allégements de cotisations des travailleurs indépendants à faible revenu, qui sont à la fois patronales et salariales… », ajoute Martin Collet.
ON POURRAIT FUSIONNER LA CSG AVEC L’IMPÔT SUR LE REVENU
Le système actuel est donc devenu de plus en plus beveridgien.« S’il avait tenu le même raisonnement en 1990, le Conseil constitutionnel aurait peut-être invalidé la création de la CSG. Cela aurait posé des problèmes systémiques de financement de la protection sociale. N’oublions pas non plus que le niveau des cotisations sociales n’est pas lié au niveau des prestations, comme en témoignent les différentes réformes des retraites, des allocations-chômage ou de remboursement des prestations de santé et des médicaments décidées ces dernières années », précise Martin Collet. 
Hybridé, le système de protection sociale français est aussi devenu de plus en plus balkanisé et de moins en moins lisible. Pour le rendre plus juste, faute de pouvoir moduler les cotisations salariales, on pourrait fusionner la CSG avec l’impôt sur le revenu afin de la rendre progressive, comme le préconise l’économiste Thomas Piketty. « Pour en faire un système adapté aux enjeux de notre siècle, il faut notamment l’asseoir sur de nouvelles recettes fiscales environnementales. Il faut amorcer sa métamorphose vers un système social-écologique », propose, de son côté, Eloi Laurent. Le retour à l’inspiration beveridgienne, s’il est ambitieux, pourrait renouer avec l’intention originelle des créateurs de la Sécurité sociale en 1945.

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