lundi 11 août 2014

L'homme moderne, espèce controversée

LE MONDE | Par 
Exposition sur les origines de l'humanité, à Bonn, en 2006.
Il y a trois livres dans Survivants. Le paléoanthropologue britannique Chris Stringer (National History Museum de Londres) y a mis à la fois une autobiographie scientifique, une histoire de sa discipline racontée sur un ton volontiers polémique et, enfin, une réflexion personnelle sur les origines et la singularité de l'homme moderne (Homo sapiens).
LES THÉORIES SUR NOS ORIGINES
Ces trois récits qui s'entremêlent, et parfois se confondent, donnent la mesure des immenses progrès réalisés ces trois dernières décennies dans la recherche en paléoanthropologie et montrent comment apparaissent ou périclitent les théories sur nos origines.
Chris Stringer est l'un des premiers paléoanthropologues à avoir suspecté une origine africaine récente de l'humanité actuelle. Selon la théorie concurrente – dite multirégionale, encore assez implantée en France –, les hommes préhistoriques présents depuis environ 2 millions d'années sur les différents continents évoluent localement, mais indépendamment, vers l'humanité moderne. En Europe, l'homme de Neandertal (Homo neanderthalensis) aurait évolué vers les Européens actuels, en Asie, les Homo erectus locaux (homme de Pékin, homme de Java) auraient donné les populations asiatiques d'aujourd'hui, etc.
Dans les années 1970, c'est cette vision qui domine le monde académique.
En 1971, alors qu'il prépare sa thèse, Chris Stringer monte dans sa vieille guimbarde d'étudiant pour parcourir les musées et les instituts de recherche européens. « Mon but est alors de rassembler autant de données que possible sur les néandertaliens et leurs successeurs modernes afin de déterminer si le patron évolutif est fait de continuité ou de rupture »,raconte-t-il.
CONVICTION PROFONDE
Le voyage, près de 8 000 kilomètres, dure quatre mois. La bourse de recherche du jeune chercheur le contraint à une frugalité d'ascète. Il dort dans sa voiture, descend dans des auberges de jeunesse, trouve refuge dans un foyer pour personnes sans abri… Résultat de ce ratissage des collections européennes : « Les crânes néandertaliens ne ressemblent pas plus à ceux des Européens modernes qu'à ceux des Africains, des Inuits ou des Tasmaniens autochtones, les crânes de Cro-Magnon n'entrent pas dans une case bien définie entre néandertaliens et Européens actuels. »
Pour Stringer, c'est le début d'une conviction profonde : toute l'humanité moderne descend d'un groupe d'Homo sapiens, parti d'Afrique de l'Est voilà moins de 100 000 ans et qui a rapidement remplacé toutes les populations du genre Homo rencontrées au cours de sa dispersion. L'histoire de notre espèce serait plutôt, alors, celle d'une forme de blitzkrieg d'à peine 60 000 ans.
L'histoire que raconte Stringer est aussi celle des nouvelles techniques d'analyse, qui permettront, dès la fin des années 1980, d'appuyer ce scénario. Les premières analyses comparées de l'ADN des populations actuelles suggèrent une origine commune très récente, ne remontant qu'à 150 000 ans et située en Afrique. Depuis les années 1990, les « multirégionalistes » ne sont plus guère qu'une poignée, accrochés aux lambeaux d'une théorie qui ne séduit plus les jeunes chercheurs.
COUSINS DISPARUS
Avec le ton ferme et assuré du vainqueur, Chris Stringer raconte cette victoire. Dans l'immense production scientifique publiée ces dernières années, il puise aussi de quoi expliquer cette singularité d'Homo sapiens, par rapport à ses cousins disparus, ces cousins que l'on prenait pour des ancêtres : capacité de représentation symbolique, diversification alimentaire, etc.
Cependant, les progrès de la génétique ont permis, ces dernières années, de montrer que le remplacement de ces humanités archaïques n'a pas été total. Environ 2 % de l'ADN des populations non africaines d'aujourd'hui sont issus de Neandertal. Autre surprise : une nouvelle espèce d'hominidés archaïques (l'homme de Denisova, du nom de la grotte sibérienne où ont été découverts les fossiles) se trouve, elle aussi, avoir légué une petite part de son patrimoine génétique à des populations actuelles… Sapiens n'a pas seulement remplacé ses prédécesseurs, il s'y est aussi mêlé.
Chris Stringer n'occulte pas ces résultats, qui sont une petite mais sérieuse concession à la théorie « multirégionale ». Mais il les tient pour mineurs et attribue l'essentiel de la variabilité des hommes modernes à l'évolution récente plutôt qu'à d'anciennes hybridations locales.
Le proche avenir dira s'il a raison mais, assurément, la messe n'est pas encore complètement dite.

Survivants. Pourquoi nous sommes les seuls humains sur terre, de Chris Stringer, Gallimard, « NRF Essais », 480 p.

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