lundi 4 août 2014

« La Santé a quelque chose de particulier »

Le Monde.fr | 
Après avoir exercé à Fresnes puis à Fleury-Mérogis, Cyrille Canetti vient de quitter la maison d'arrêt de la Santé après sept années à diriger le service médico-psychologique régional (SMPR). La nostalgie de ces années passées à réfléchir à la meilleure façon d'exercer la médecine en milieu carcéral n'a pas altéré le regard sévère que ce psychiatre de 50 ans porte sur le monde de l'enfermement et toutes les absurdités qu'il draine. Alors qu'il s'apprête à prendre d'autres fonctions en dehors de l'administration pénitentiaire, il revient pour Le Monde.fr sur son passage à la mythique prison de la Santé.
Qu'est-ce qui vous a le plus frappé la première fois que vous vous êtes rendus à la Santé ?
Cyrille Canetti : La première fois que je suis sorti de la Santé, j'ai vu une femme passer avec une poussette et son bébé. De toute évidence, elle n'avait rien à voir avec la détention. C'est là que je me suis rendu compte que la maison d'arrêt était au milieu de la ville, à la différence de Fleury ou de Fresnes.

Quand on se promène dans la rue Jean Dauland, il y a une école maternelle qui fait face à la Santé. Par un effet de réverbération, on entend le cri des détenus du côté de la maternelle et le cri des enfants du côté de la Santé. C'est assez fou, voire absurde, mais c'est le signe que la prison est vraiment dans la ville. 
Dans la pratique, c'est beaucoup mieux pour les familles, comme pour les professionnels. Et dans le fond, ça donne le sentiment que nous ne sommes pas touchés par la politique actuelle qui tend à construire les nouveaux établissements pénitentiaires loin des yeux, à l'écart de la société. 
Comment les personnes détenues ont-elle vécu la fermeture de la prison ?
Beaucoup de détenus le disent et depuis qu'ils sont partis l'écrivent : la Santé a quelque chose de particulier. C'est plus doux. Fresnes est connue pour être très stricte. Il y a quelque chose de plus fluide à la Santé. C'est un établissement moins violent. Ça vient en partie du fait que c'est dans la ville et que par conséquent les familles viennent plus souvent. Cela apaise les tensions. Cela tient aussi au personnel pour qui le dialogue avec la population pénale est très important.
On parle de fermeture depuis le milieu des années 2000. Elle devait être fermée en 2007 puis ça a été reporté. Les blocs B, C et D ont été fermés en 2006 pour des raisons de vétusté. Pour les détenus, la perspective de la fermeture a toujours existé. Mais ils en ont vraiment pris conscience cette année, au moment où, le 1erjanvier, la population a commencé a décroître.
Au printemps, on a commencé à fermer les étages de détention. Personnels, partenaires, personnes détenues, on l'a tous vécu avec un serrement au cœur. Il y a un liant entre gens qui sont passés à la Santé. Il y avait un responsable syndical qui disait « la Santé, c'est comme un tatouage ». On est tous marqués.
C'est la fin d'une histoire. Et pour la plupart des personnes détenues, cela signifie souvent un éloignement de leur famille. Ces derniers mois, c'était assez violent. Les détenus savaient que le lundi et le vendredi à partir d'avril [2014], il y aurait des transferts, mais ils étaient informés la veille ou l'avant veille. Chacun savait, mais se demandait quand ça serait son tour. Il y avait une ambiance de départ assez lourde. En cours de promenade, les gens apprenaient qu'untel était parti. On ne le dit pas, mais les transferts, ce sont des séparations.
Il y avait vraiment urgence à fermer la Santé ?
Dans la pénitentiaire, l'urgence est toujours différable, il y avait la même urgence quand je suis arrivé. Le bâtiment est très vétuste, la surpopulation dans des cellules très dégradées était une réalité. On pouvait s'en rendre compte en hiver : la pierre tombait à cause du gel. Les blocs B, C et D ont été fermés en urgence parce qu'il y avait des pans de plâtre qui s'effondraient sur la tête des gens.
Il n'y a jamais eu de coups d'éclat ou de protestations par rapport aux conditions de détention. Sans doute une part de résignation... et puis il y avait une forme de souplesse du personnel pour compenser l'état de vétusté.
Comment décririez-vous l'ambiance particulière qui régnait à la Santé ?
J'ai été frappé par l'ambiance agitée qu'il y avait au bloc A, où il y avait les encellulements à plusieurs. C'était une ambiance assez mouvementée, voire surréaliste. On voyait des détenus se promener avec des bassines pour aller à la douche, il y avait beaucoup de bruit, les surveillants étaient très sollicités. C'est là que j'ai pris la mesure de la difficulté d'exercice des surveillants. Il fallait qu'ils fassent preuve de beaucoup de patience.
En fait, les mouvements sont assez faciles à la Santé. Cela tient notamment à l'architecture de l'établissement. On a parfois l'impression que les gens se promènent. Il y avait une ambiance presque familiale.
Mais ne nous y trompons pas. Il ne s'agit pas d'en faire un petit paradis. La violence entre les détenus existe, même si elle est beaucoup moins fréquente qu'à Fleury. J'ai entendu peu d'histoires de racket de vêtements ou de médicaments, ce qui était quotidien à Fleury. D'abord parce que la population incarcérée n'est pas la même. Elle est essentiellement parisienne. Il y a moins de conflits intercités. Ensuite, la population est plus âgée.
La prison est un monde violent par essence, où règne l'exclusion et la discrimination. C'est un concentré de violences qui peut potentiellement venir de tous les intervenants, avocats, soignants, surveillants ou détenus. En détention, on n'a pas les moyens de se divertir des choses douloureuses, ce qui exacerbe tous les sentiments. Imaginez ce que peut ressentir un détenu qui est extrait pour un rendez-vous chez le juge afin de discuter d'un aménagement de peine. Arrivé au palais de justice, le juge ne le reçoit pas, parce qu'il a autre chose à faire... Ce sont des choses que j'ai vues régulièrement.
Vous avez vous-même été touché directement par cette violence carcérale...
Oui. Le 7 avril 2010 j'ai été pris en otage par un détenu pendant 5 heures 30, au terme d'une consultation. Je voyais cet homme régulièrement au SMPR. Il y avait un grand risque qu'il passe à l'acte. Il avait déjà fait deux prises d'otage pour demander son transfert. Je n'ai pas été violenté et ça ne m'a pas empêché de retravailler. Finalement, cet épisode a été l'occasion d'une tribune, car il n'y a pas de meilleur statut que celui de victime en ce moment en France.
Le procès a eu lieu en juin l'année dernière. A cette occasion, le sous directeur de l'état-major de la sécurité a déclaré que seuls eux savaient ce qu'il fallait faire – notamment sur ces questions de demandes de transfert – parce que nous avions trop la tête dans le guidon. Il y a deux réalités. Celle du terrain et celle de l'administration centrale. Les difficultés du terrain ne sont pas toujours perçues par l'administration centrale.
La prise en charge des longues peines est sensible et complexe, et évidemment le maintien des liens familiaux permet au personnes de rester en vie psychiquement. Cette prise d'otage aurait pu être évitée et anticipée. Mais ce genre d'épisode se reproduira. Il faut réfléchir à ce qui peut se passer dans la tête d'un homme condamné à trente ans, marié, jeune papa et qui n'obtient pas le rapprochement familial.
Comment peut-on exercer la médecine dans ces conditions ?
Le SMPR un des plus beaux endroits de la Santé. C'est une grande coursive très lumineuse avec des grandes plantes. C'est un asile au centre de détention. Les détenus aimaient venir dans la salle d'attente, car c'était pour eux l'occasion de causer. C'est un endroit de paix.
D'ailleurs, la majorité des patients ne recevaient pas de traitement. Ils venaient le plus souvent pour avoir un entretien. 75 % de de la population était vue au moins deux fois dans l'année et 56 %, cinq fois dans l'année. On ne faisait pas que de la psychiatrie, mais aussi beaucoup de soutien psychologique. Il y avait en moyenne 150 passages quotidiens au SMPR.
On est repérés comme des soignants, et les gens nous racontent beaucoup de choses. C'est pour ça qu'on se bat pour rester indépendant de la justice et pour la préservation du secret médical.
Il y a eu des suicides alors que vous étiez à la Santé ?
Il y en a eu cinq en cinq ans. Il y a eu un jeune. Deux suicides à trois jours d'intervalle dans la même cellule. Certains détenus étaient connus de la psychiatrie. On se dit toujours qu'on aurait pu mieux faire. Sur les cinq, on aurait pu faire des choses autrement. On n'a peut-être pas été assez attentifs à des situations. Ça donne matière à réflexion pour améliorer les choses. 
Pour au moins deux des cinq on peut dire que les conditions d'environnement, affectif extérieur et de détention, ont joué un rôle très important, et pour tous, cela a contribué largement. Sur cinq,  combien se seraient suicidés dehors ? Vraisemblablement aucun ou peut-être un. On a le sentiment que ce n'est pas la psychiatrie qui aurait pu faire quelque chose, mais un soutien psychologique humain plus marqué.  
Ça ne veut pas dire que la solution serait d'augmenter les effectifs médicaux. Il faudrait plutôt songer à changer les conditions de détention. Les soignants sont là pour panser les maux de la détention. Ça pose la question de notre participation. Est-ce qu'on ne vient pas ralentir l'évolution positive ?
Après sept ans d'exercice, dressez-vous le même constat très sombre que celui de Véronique Vasseur dans son livre Médecin chef à la Santé, sorti en 2000 ?
Trois blocs ont été fermés depuis. Donc je ne peux pas faire le même constat. Je pense que son livre a eu le mérite de faire bouger les choses et de braquer les projecteurs sur la prison. Mais je suis plus sensible à l'approche du livre de Catherine Herszberg,Fresnes, histoires de fous (Seuil, 2006), moins spectaculaire et moins sensationnel. L'approche de Vasseur était maladroite parce qu'elle pointait la responsabilité des agents pénitentiaires, or il y a une vraie responsabilité de la société sur ce qu'il se passe en prison. On ne veut pas voir ce qu'il s'y passe et quand il y a un souci, on accuse les surveillants. C'est en ça que ce livre m'a gêné. Il a fait de l'administration pénitentiaire le mauvais objet.
Il y avait beaucoup de « fous » à la Santé ?
Il y avait des grands malades oui, mais moins qu'à Fleury. Pour moi, et c'est la politique que j'ai tenté de mener à la Santé, les murs de la prison de doivent pas se substituer au mur de l'hôpital. Si une hospitalisation était nécessaire à l'extérieur, je voulais qu'on le fasse. 
Le fait que la population soit captive et qu'on ait l'œil plus facilement sur elle ne doit pas être un argument qui dissuade de procéder à une hospitalisation. Il y a eu une hausse des hospitalisations à [l'Hôpital psychiatrique] Sainte-Anne parce que l'équipe m'a suivi dans cette vision des choses.
Bien sûr, il y avait des gens qui n'avaient pas leur place. Etre responsable au moment des faits ne veut pas dire être accessible à la sanction pénale. Il y a des gens qui ne peuvent pas se saisir du sens de la peine parce qu'ils développent des troubles psychiatriques en détention. La loi de 2004 permettait qu'on suspende une peine pour des raisons somatiques quand le pronostic vital entrait en jeu, mais cela n'a jamais été envisagé pour les malades mentaux. 
Quand Christiane Taubira a visité Château-Thierry, un établissement pour peine où l'on met les plus grands malades, elle a eu cette phrase : « On n'a pas les moyens de le rénover, mais on a pas les moyen de s'en passer. » On dit clairement qu'il existe toute une population très dégradée psychiquement qui n'a pas sa place en prison, mais qu'on l'y maintient car il n'y a pas d'autres solutions. Ça c'est insupportable. Je me souviens d'un homme accroupi nu dans sa cellule, qui, quand je suis arrivé, m'a demandé s'il pouvait fermer la bouche.
Quel sens pensez-vous que la peine peut avoir pour lui ?
En prison, il y a des gens envahis d'idées de possessions diaboliques qui ont l'impression d'avoir des bêtes sous la peau. Ils sont vulnérables et ne reçoivent pas les soins auxquels ils peuvent prétendre. Leur place n'est pas en prison. Je me demande déjà ce qu'une personne saine d'esprit, vu les conditions de détention, peut s'approprier de la peine de prison pour se réinsérer. Pour une personne malade, c'est une catastrophe.
Quel est l'avenir pour vous ?

Le quartier de semi-liberté est le seul qui reste ouvert, mais il n'y aura plus d'équipes médicales à la Santé. Nous nous sommes battus pour ouvrir une consultation extra-carcérale à Sainte-Anne pour les sortants de prison. On prendra aussi en charge les semi-libres. Les gens qui sortent de prison sont complètement déboussolés. On ne veut pas faire de filière ségrégative, mais il faut un sas de transition, car il faut qu'il réapprennent à vivre. La sortie de prison est un moment très violent, car il est fantasmé et attendu par les détenus qui se prennent la réalité en pleine tronche. La prison c'est trash, même à la Santé. Pour ma part, je quitte l'exercice de la psychiatrie en prison après dix-huit ans d'exercice.

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