jeudi 14 août 2014

Florence et le piège de la culpabilité

Le Monde.fr | Par 
Florence et sa fille.
« L’institutrice nous a convoqués  : votre fille ne sait pas utiliser une paire de ciseaux. » La fille en question, 4 ans, est en grande section de maternelle. Jusque-là, tout va bien. Elle a le profil « chouchoute de la classe », un frère aîné sans souci, deux parents qui travaillent ; lui, dans une start-up numérique, elle, dans la presse spécialisée. L’histoire dérape donc avec des ciseaux. Qui envoient les parents au CMPP (Centre médico-psycho-pédagogique). La psychomotricienne ne repère pas de problème particulier. « Je me suis dit : c’est la faute des ciseaux. Je suis allée acheter une paire pour gaucher que j’ai laissé traîner sur la table. Elle s’est exercée toute seule et je l’ai entendue crier : “Ça y est !” » Personne n’avait encore détecté qu’elle était gauchère. « Elle est retournée à l’école le lendemain avec ses nouveaux ciseaux… Qu’elle a sortis en douce à la récréation pour couper les cheveux des autres gamins… Au moins, elle savait les utiliser ! »

La petite coiffeuse entre au CP à 5 ans et demi, elle a une bonne maîtrise de la langue et lit plutôt bien. « Mais on a été convoqués à nouveau : elle ne comptait pas du tout. » Cette fois, l’enseignante dirige les parents vers un orthophoniste, que l’enfant consultera tout au long de l’école primaire. « Elle a commencé sa scolarité avec l’étiquette : n’y arrive pas. » Elle redouble son CE1, « l’année du calcul ». L’année suivante, l’enseignante trouve la petite fille « cultivée ». Musées, lectures et cinéma en famille, le milieu fait beaucoup. Mais « elle restait moyenne. Quand les enseignants étaient bienveillants, ça allait. Disons qu’elle était dans la fourchette, mais toujours à la marge ».
L’entrée au collège signe la sortie de la fourchette. L’enfant moyenne ne suit plus. « Elle voyait à peine la différence entre une addition et une division. » Ce n’est pas qu’elle tire au flanc. « Elle était très volontaire. Quand les profs disaient : elle ne travaille pas, c’était une fausse piste. Je me souviens des cahiers de vacances. Il n’y avait pas besoin d’aller la chercher au fond du jardin. Elle voulait y arriver. »
L’ÉCOLE, « UN BIEN EN SOI »
Sa mère rencontre régulièrement les professeurs. Elle suit les devoirs à la maison avec sa collégienne, parfois pour elle. « On sait que les profs sont sensibles à l’implication des parents. Au moins, ils ne pouvaient pas dire qu’on n’était pas là… » Elle qui n’a « jamais été obsédée par les résultats scolaires » s’installe dans une contradiction dont elle n’est pas dupe. Elle ne croit pas« que l’école conditionne la vie à venir ». Elle préfère la voir « comme un bien en soi ». Une lucidité qui n’empêche pas de se retrouver pris dans un triple piège, hérissé de pression sociale (« L’ensemble de la construction tient sur un stress général. »), de souffrance enfantine (« Elle était très malheureuse, je la voyais souffrir d’une tristesse permanente. ») et d’une éthique protestante de la responsabilité individuelle (« Je ne me suis pas révoltée. Je me sentais responsable, d’autant plus que je vivais dans un milieu favorisé. Je n’avais pas d’excuse. »).
A défaut d’excuse, elle cherche des raisons. « A quel moment s’était-il passé quelque chose qu’on n’avait pas vu, pas traité ? Je devais affronter non seulement l’angoisse de l’avenir, mais aussi celle du passé. C’est infini la façon dont on peut se culpabiliser. »Le travail, bien sûr : « J’ai cru, pendant mon congé de maternité, que mon poste allait être supprimé. J’ai accepté tous les boulots qu’on me proposait. Elle était très sage. Je me suis dit qu’elle avait fait attention à ne pas me solliciter. » Ou cette otite séreuse, détectée tardivement : « Il a fallu l’opérer. Elle entendait mal. C’est ce qui explique qu’elle ait parlé tard. Mais, après tout, tard par rapport à quoi ? »
Le parcours scolaire a pris des allures de marche forcée. Ce qui faisait difficulté est devenu souffrance et s’est enkysté. « Tu as l’impression que la société te reproche d’avoir mis au monde un parasite. Et l’école n’a pas de solution pour toi. » Mais quelle autre solution sinon continuer ?
UNE PSY SPÉCIALISÉE EN MATHÉMATIQUES
En 5e, rendez-vous est pris chez une psychopédagogue spécialisée en mathématiques.  « Elle en sortait avec une lumière sur le visage : “J’ai compris.”… Elle retournait en cours, et elle avait 2. » On en revient aux tests, qui éliminent la piste de la dyslexie, de la dyscalculie, et concluent à « une efficience intellectuelle normale ». Ce qui devrait être un soulagement se révèle un obstacle. Il faudrait, pour se faire entendre, trouver le mot qui dédouane, négocier le symptôme…  « Un copain orthophoniste a fini par lâcher le mot : “dyspraxie”. En gros, c’est un défaut de coordination. On s’est engouffrés là-dedans. » Sur le conseil du collège, mère et fille se présentent donc à la Maison départementale des personnes handicapées (MDPH) afin d’obtenir un tiers-temps thérapeutique aux examens du brevet.  « Le plus dur, c’est le pouvoir symbolique des mots : “H”, ça veut dire que je suis handicapée ? » 
Dans le couple, il est admis que c’est la mère qui assure le suivi de sa fille au quotidien. Le père est moins patient, le ton monte vite. Les rôles se sont répartis d’eux-mêmes. « Nous ne vivions pas les choses de la même façon. Je suis sans doute plus inquiète que lui. Il se disait : elle y arrivera, elle fera bien quelque chose. »
Adolescente, la collégienne découvre la coquetterie. Elle surveille son poids, vernit ses ongles, maquille ses yeux, au mépris de la dyspraxie. « Elle s’est appliquée à être moi, en mieux, dit Florence. C’est le seul moment où elle a eu une envie professionnelle, devenir coach. » Ce qui semble alors anecdotique se révélera déterminant, mais on n’y est pas encore…
A force d’obstination, elle passe au lycée en section générale. « Si elle avait voulu apprendre un métier manuel, nous l’aurions soutenue. Le lycée ne l’a pas poussée non plus. Elle y est entrée au bénéfice du milieu social. » Les résultats de 2de sont trop justes. A nouveau le redoublement est préconisé.  « A quoi bon ? Elle aurait été aussi mauvaise. » Les professeurs s’opposant au passage, la proviseure ne peut pas garder l’élève.  « Elle a dit : “Trouvez-moi une solution et on s’arrangera”. » Les parents démarchent les établissements privés, et la proviseure tient parole. A l’issue du conseil de classe, elle inscrit l’avis négatif sur le bulletin au crayon à papier. Et le gomme une fois dans son bureau. Passage accepté.  « Elle se débarrassait d’une élève moyenne – ils veulent tous des bons résultats au bac –, et elle lui donnait une chance. » Le nouveau lycée connaît le profil de l’élève. En 1re L, ses résultats sont moyens. Mais ne s’écroulent pas. « Et c’est là qu’est arrivée la tuile. »
REFUS CATÉGORIQUE
Cette fois, la proviseure oppose un refus catégorique au passage en terminale. Motif : résultats catastrophiques en mathématiques. Son niveau en lettres est pourtant passable et les maths sont optionnelles en terminale… Le professeur de lettres intercède. L’orthophoniste écrit une lettre. En vain. Les notes aux épreuves anticipées de français, 9 à l’écrit et 11 à l’oral, n’y changent rien. « Elle a redoublé pour obtenir 7 et 8 au bac français. Elle s’est complètement découragée. L’année suivante, elle échoue au bac. »
Quelques mois de capacité en droit qui s’achèvent sur un abandon. Six mois de baby-sitting à l’étranger. Un retour en France sans perspectives. Un père excédé, une mère épuisée. Et la mauvaise élève, devenue jolie jeune fille, entre, comme par hasard, dans une boutique de vêtements. Parle avec les vendeurs, revient déposer un CV, est appelée pour la période des soldes. « Elle voulait tout bien faire, comme à l’école. J’ai repassé son tee-shirt. On s’est entraînées à dire : “Bonjour monsieur, bonjour madame”, avec naturel. » Les soldes passent, la vendeuse reste. Son chiffre de vente dépasse nettement celui de ses collègues. Elle est embauchée en CDI. Six mois n’ont pas passé qu’on parle d’elle pour un poste de manageur adjoint. « Elle sait convaincre. Elle y met toute l’empathie dont elle est capable. Elle fait pour les autres ce qu’elle a fait pour elle : les gens sortent plus beaux de la boutique. »

L’élève qui ne savait pas compter calcule ses pourcentages de tête et se dit vaguement qu’elle repasserait bien ce bac un jour. Moins pour elle que pour le pays qui croit aux diplômes. De ces années, Florence garde des dossiers (« Je pourrais retrouver tous les papiers, j’ai tout gardé »), et un souvenir amer. « Rien que d’y penser, la souffrance est là, intacte. » Mais ce qui domine, c’est le sentiment joyeux de faire partie des contre-exemples. « On a beaucoup dit à la mère d’Alexandre Malsch (ni bac ni diplôme, créateur de meltyNetwork) que son fils n’arriverait à rien. Elle aussi sortait du lycée en pleurant. » Elle sourit : « Il y a beaucoup de larmes de mères dans ces histoires ».

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