samedi 21 juin 2014

Un déclin très masculin

LE MONDE | Par 


Majestueuse dans son habit vert, Simone Veil, grande dame politique, rescapée des camps de la mort, féministe et femme préférée des Français, a fait jeudi son entrée à l'Académie française sous une Coupole vibrante d'admiration pour cette sixième "immortelle" de son histoire.

La France s'est fait une spécialité de la pensée du déclin. Il y a d'abord eu La France qui tombe, de Nicolas Baverez (Perrin, 2004). Quelques années plus tard, ce fut la France qui « disparaît du monde », de Nicolas Tenzer. Il y a désormais L'Identité malheureuse (Stock, 2013), d'Alain Finkielkraut. Cette thèse du déclin de la France n'est pas uniquement portée par quelques auteurs particulièrement médiatiques, parmi lesquels on pourrait aussi ranger Pascal Bruckner et nombre d'essayistes reconnus dans le champ diplomatique, économique, voire médical. Elle inspire, ou tout du moins indexe largement le débat public, jusqu'à la manière dont se positionnent les politiques.
A y regarder de plus près, tous les auteurs concernés sont des hommes. Aucune femme.
On peut dès lors faire l'hypothèse que le « déclinisme » n'est pas avant tout le témoin d'un supposé déclin de la France. Par rapport à quoi se mesurerait-il d'ailleurs : à la période où nous nous entre-tuions avec les Allemands ? A celle, certes plus lointaine mais qui fut plus longue, où l'ennemi était anglais ? A celle, cette fois plus proche – la Constitution de 1958 –, où nous « possédions » toute une partie de l'Afrique ?
Le regret d'un âge d'or est peut-être plus simplement le signe de l'affaiblissement, bien réel cette fois, de la position relative des hommes dans la société française. Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, et encore plus clairement depuis quinze ans, leur pouvoir est contesté par les femmes. C'est un mouvement qui pourrait être vécu sur le mode du partage et nous réjouir.
Pour leur part, les femmes ne peuvent ignorer ce qu'elles ont gagné durant les « trente piteuses », comme les appelle Nicolas Baverez : le droit de disposer de leur corps, de choisir leur sexualité, d'être l'égale de leur conjoint en cas de mariage et pour l'éducation des enfants ; la capacité de concilier différemment constitution d'une famille et vie professionnelle ; la conquête progressive de postes de direction dans le monde de l'entreprise, de l'administration, des médias, de la politique, ou encore de l'université (la plus prestigieuse, l'Ecole normale supérieure, a été présidée par une femme, Monique Canto-Sperber). Même s'il ne s'agit pas d'une égalité puisque les différences de salaires demeurent, et que le chômage et la précarité touchent plus les femmes, le « deuxième sexe », soit une grosse moitié de la population française, n'est pas en situation de déclin mais d'affirmation.
LES FEMMES À L'EXTÉRIEUR DE LA DÉMOCRATIE
Et il était temps. Ce pays que l'on se plaît à appeler « la patrie des droits de l'homme » a connu un siècle de suffrage dit « universel » avant de donner, en 1944, le droit de vote à ses citoyennes, un quart de siècle après le Royaume-Uni et les Etats-Unis. Toute la IIIe République, dont tant de nos édiles se réclament, a laissé les femmes à l'extérieur de la démocratie. Ce choix se situait dans la continuité d'une certaine pensée des Lumières, celle de Kant, par exemple, pour qui la femme mariée était « la propriété de l'homme ». Elle était encore trop celle du clergé, selon l'esprit qui prévalait dans la première moitié du XXe siècle, et qui a servi d'argument pour ne pas accorder à l'époque le droit de vote aux femmes.
Nulle trace non plus de grandes reines dans l'Histoire, comme il en a existé en Angleterre, en Suède ou encore en Russie, la royauté étant réservée aux hommes en France. Par rapport à ce piédestal, et même si nous continuons à n'avoir aucune leçon à donner au monde en matière de partage du pouvoir entre les sexes, la chute est sévère.
Tous les hommes ne pensent évidemment pas en termes de déclin et de perte de pouvoir. Point n'est besoin de céder à la haine des hommes, la misandrie, au désamour du « premier sexe », décrié par Elisabeth Badinter, pour faire le constat que la « déclinologie » est une activité masculine, et plus précisément de la gent masculine occidentale.
Et pourtant, contrairement aux générations précédentes, on ne lui demande plus d'aller se faire tuer, qui plus est en chantant, pour la patrie : seuls ceux qui le souhaitent ont désormais ce privilège. En cette période où nous commémorons la fin du dernier carnage qui nous a directement concernés, c'est un fait dont nous devons apprécier tout le poids.
Il nous faut également donner sa juste valeur au temps dont nous disposons désormais pour vivre : 45 ans en moyenne au début du siècle dernier, plus de 80 ans maintenant. La France occupe en ce domaine une position très enviable. Depuis la fin des « trente glorieuses », depuis donc que nous sommes censés nous affaiblir, c'est en moyenne la possibilité de vivre dix ans de plus que nous avons gagnée.
SAVOIR SI LA FRANCE TOMBE
Ce sur quoi s'appuie en réalité la pensée du déclin est la perte de puissance de la France par rapport aux autres nations durant les dernières décennies. Savoir si la France tombe, disparaît ou baisse, ou si ce sont les autres qui montent, progressent, s'affirment n'est pas jouer sur les mots, tout comme le fait de savoir si la situation des hommes se détériore ou si c'est celle des femmes qui s'améliore.
Pendant que l'Asie, l'Amérique du Sud et une partie de l'Afrique commencent à connaître des conditions de vie plus décentes, nous nous lamentons sur notre perte de pouvoir. C'est comme si notre prétention à l'universalisme des droits de l'homme et de la dignité des formes de vie qui doivent l'accompagner s'arrêtait dès lors que ce mouvement était matériellement à l'oeuvre. Nous serions bien plus avisés de reconnaître dans ce mouvement des progrès vers nos idéaux et de cesser de vouloir bénéficier d'un rang et d'une préséance particuliers.
Nous ne sommes en effet pas un pays sur 200 qui, compte tenu de son histoire, doit prétendre aux premières places en termes de richesse absolue sous peine de déchoir, mais 1 % de la population mondiale, qui, au vu de sa culture, de son patrimoine et de son niveau d'éducation, devrait tout faire pour que le reste de l'humanité puisse accéder au bien-être. Et donc pour que son propre poids dans la richesse mondiale se réduise. Ce que certains appellent le déclin mériterait en fait d'être considéré comme une avancée.

Les professeurs Luc Montagnier et Françoise Barré-Sinoussi, à l'Institut Pasteur, le 25 avril 1984.

De cela, les femmes, en particulier françaises, peuvent porter témoignage. Elles restent cruellement absentes de l'histoire des sciences et de la pensée et peinent toujours à s'y faire une place. L'Académie des sciences française n'avait pas jugé bon de proposer Marie Curie pour le prix Nobel avec son mari. Elle fut repêchée par l'intervention de collègues étrangers. Presque un siècle plus tard, c'est encore un prix Nobel décerné par-delà nos frontières qui a permis à Françoise Barré-Sinoussi de bénéficier d'une reconnaissance pour la découverte du virus du sida auparavant réservée à Luc Montagnier.
Dans l'histoire de la pensée, Simone Weil (1909-1943) est l'une des très rares philosophes dont le nom n'est pas associé à un double masculin qui l'accompagne (Arendt/Heidegger, Beauvoir/Sartre), bien que Camus ait joué un rôle dans la publication posthume de ses écrits.
Les désormais célèbres études de genre (gender studies) font figure d'exception. Elles sont peu ou prou réservées à la gent féminine à qui on laisse le soin de questionner la différence des sexes (même si on peut, comme le montrent les philosophes américaines Judith Butler ou Donna Haraway, porter loin le chalut au travers de ce sujet). Dans la philosophie analytique, genre sérieux par excellence, les femmes sont parvenues à se faire une place en France (Christiane Chauviré, Sandra Laugier, Joëlle Proust ou encore Claudine Tiercelin), mais, sauf à ignorer qu'Hilary Putnam est un homme, elles continuent à briller par leur absence dans le monde anglo-saxon. Bref, l'air guilleret que se permettent parfois d'avoir les femmes n'est pas celui d'une moitié de l'humanité en phase de déclin mais de conquête, et pour laquelle il reste encore à faire.
Cela ne signifie pas qu'une vision critique de la société n'est pas possible mais qu'elle n'a pas à être systématiquement rapportée à un passé meilleur. Pourquoi en effet la dureté du monde ne suffirait-elle pas ? Pourquoi faudrait-il qu'elle soit plus grande que celle du monde d'avant ? Il n'est que de lire Le Monde en feu(Seuil, 2007) de la juriste américaine Amy Chua pour constater que l'absence de vénération pour le passé n'interdit nullement la radicalité des propos et des propositions. Bien au contraire. Comme le dit Simone Weil, « toute notre vie est un problème de position ». Ce n'est pas en renvoyant à un passé mythifié, qui n'a concerné qu'un être humain sur deux, que l'on pourra trouver les clés de l'avenir et le construire ensemble.


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