jeudi 26 juin 2014

Les propres de l’homme : autour de « Masculinités », de Raewyn Connell

LE MONDE DES LIVRES | Par 
« Masculinités », un essai classique de la sociologue australienne Raewyn Connell, enfin disponible en français, et d’autres ouvrages récents, jettent un regard neuf sur l’identité et la sexualité masculines.
Les opposants au mariage pour tous s’étaient fixé pour mission la défense d’un ordre « naturel » entre les sexes : inviter hommes et femmes à reconnaître leur complémentarité avait pour effet de les renvoyer à leurs différences, supposées immuables. Fallait-il comprendre qu’il existe une « nature » masculine ?
Ouvrons le Dictionnaire des sexualités, dirigé par Janine Mossuz-Lavau, à l’entrée « masculinité » : « Historiquement était dévolu à l’homme ce qui relève de l’extériorité : l’initiative, l’action, la réalisation. Sur le plan de la personnalité, la fermeté, la maîtrise de soi, le contrôle des émotions. Revenait à la femme ce qui relève de l’intériorité et appartient à la sensibilité. » Dans les faits, les individus de sexe masculin sont pourtant loin de naître armés de telles dispositions et n’ont pas trop des normes inculquées dès l’enfance, des contraintes éducatives ou des rituels d’intégration (pensionnat, séminaire, salle de garde, service militaire, équipe de foot…) pour devenir ces mâles que l’on attend d’eux qu’ils soient.
Or ce lent travail d’adéquation (plus ou moins « réussi », selon les cas, ou selon les avis de ­chacun) s’opère avant tout par différenciation. La masculinité n’existe pas en soi, mais par contraste, sous une forme que la sociologue australienne Raewyn Connell a décrite comme « hégémonique » dans un essai, Masculinités, qui fit date en 1995, mais dont la traduction ne paraît qu’aujourd’hui. A première vue, l’idée de « masculinité hégémonique » semble peu différente du bon vieux patriarcat auquel les féministes s’étaient attaquées durant les années 1970. Mais à première vue seulement…
Prenons l’image d’un match de foot, un jour de championnat, et considérons les quatre grandes masses suivantes : fort réduit est le nombre de ceux qui courent réellement après un ballon dans la boue et se taclent ; bien plus important celui des supporteurs qui poussent des cris dans le stade ou devant leur télévision ; une bonne moitié des compatriotes se contentent, quant à eux, de s’informer des résultats, tout en devisant sur les salaires astronomiques des joueurs ; reste enfin une minorité franchement hostile à ces jeux du cirque contemporains et qu’irrite même la vue du journal L’Equipe. Si la masculinité hégémonique désigne une configuration entre les genres visant à assurer la domination des hommes sur les femmes, assez rares sont les prétendants capables de mettre en œuvre tous les attributs supposés de la masculinité : beaucoup se contentent de ce que Raewyn Connell nomme « masculinité complice », autrement dit bénéficient des dividendes du patriarcat sans descendre sur le terrain (aussi font-ils leur part – réduite – de tâches ménagères tout en jugeant que les féministes sont des « extrémistes qui passent leur temps à brûler des soutiens-gorge »). Quant au reste des troupes, ils se partagent entre la « masculinité marginalisée » de certaines classes sociales ou raciales (tels les Noirs dont la virilité fantasmée est associée dans les imaginaires à une violence collective incontrôlée), et la « masculinité subordonnée » des homosexuels (toujours susceptibles d’être attaqués pour non-respect du strict partage entre le masculin et le féminin).
LABILITÉ DES DÉSIRS
Car Masculinités ne se contente pas de dénoncer les privilèges d’ordinaire reconnus aux hommes. Née Robert William, Raewyn Connell n’ignore pas que la virilité s’ancre dans les corps et passe par toutes sortes de blessures auto-infligées, minorées par la société, ainsi qu’en témoignent l’éducation des jeunes garçons, dont la violence est excusée comme un trait de caractère naturel, les performances des sportifs – un match de boxe pourrait être décrit comme un passage à tabac, mais réciproque et librement consenti… –, ou encore l’usure des corps ouvriers. Plus important : elle s’étend bien au-delà des limites physiologiques et s’exerce par le biais des violences de groupe, légitimes (à l’armée) ou non (telles les luttes entre gangs) et, de manière plus insidieuse encore, dans la distribution du pouvoir financier, professionnel et politique. La maîtrise de la force physique ne serait rien en effet sans cette autorité conférée par « l’esprit de corps », qu’assure entre autres la multiplicité des espaces réservés dans le sport, les confréries ou les partis politiques et que confirme, aux yeux de tous, la disparité des ­salaires.
Qu’apporte une étude comme celle de Raewyn Connell ? En priorité, l’idée que la sexualité masculine doit être pensée dans sa continuité. Par préjugé, nous segmentons spontanément les groupes sociaux en fonction de leur orientation, au risque de ne rien comprendre à la labilité des désirs. A ceux qui croient que l’homosexualité se reconnaît à des vêtements moulants, une voix flûtée ou certaines postures physiques, il reste à découvrir dans Masculinités que bon nombre d’homosexuels interrogés par Connell ont été correctement initiés aux règles de la masculinité hégémonique et continuent d’en mettre en œuvre les principes. 
C’est bien à ce continuum de la sexualité masculine que s’attache, à son tour, le sociologue Daniel Welzer-Lang dans Propos sur le sexe. Partant du constat simple que le discours sur le sexe est, et reste, le privilège des mâles, autrement dit une sorte de « territoire idéel » (le terme est emprunté à l’anthropologue Maurice Godelier) où les rapports sociaux paraissent légitimes, même « à ceux qui en subissent les effets négatifs », Welzer-Lang montre que les hommes découvrent très tôt l’érotisme par le biais de la pornographie et apprennent à disjoindre sensualité et sensibilité – en langage plus cru, cul et cœur, inséparables, suppose-t-on, chez les femmes.
 JOUISSANCE LIBRE
L’organisation même de l’espace social en témoigne : tout homme accède aisément à des rapports sexuels, à l’insu des femmes, dans des lieux discrets où la distinction entre hétéro- et homosexuel perd toute véritable pertinence. Welzer-Lang s’intéresse en particulier à cette zone (étrangement ignorée des études sur les genres et la sexualité) formée de cinémas pornos, sex-shops avec backroom et autres lieux non identitaires où il est possible, pour moins de 10 euros, de regarder un film X dûment hétérosexuel sans trop prêter attention aux mains ou aux bouches secourables. Faut-il en déduire que les clients sont des homosexuels refoulés ou ce que l’on nomme, dans le Dictionnaire des sexualités, des « bisexuels par obligation », en référence aux souverains « contraints au devoir conjugal afin d’assurer leur descendance », d’Alexandre le Grand à Louis XIII ? Ce serait trop simple, car de tels lieux permettent aussi à des hommes ayant découvert la masturbation entre copains durant leur adolescence de trouver dans un contexte « monosexué » une jouissance libre des obligations de performance ou de contrôle propres à la vie conjugale.
Daniel Welzer-Lang a néanmoins pour but principal de réévaluer son enquête sur La Planète échangiste publiée en 2005 chez Payot. Si les couples rencontrés au camp naturiste du Cap d’Agde ou par le biais de revues spécialisées révélaient, dix ans auparavant, qu’au sein de cette « multisexualité commerciale à forte domination masculine » les femmes servaient avant tout de corps disponibles au plaisir des hommes (en 1994, 2 % des femmes se rendaient seules dans ces lieux de rencontre), l’échangisme a laissé place, ces dernières années, à d’autres formes de libertinage. Dans cette nouvelle économie du désir, les couples ont rajeuni et les « hommes seuls » (ce qui ne veut pas dire célibataires) s’y montrent souvent plus à l’écoute des femmes.
Une telle enquête de terrain ­relève de ce que l’on nomme, en sociologie, l’« observation participante ». Mais sur la question de savoir si interroger des gens dans ce cadre suppose un acte sexuel, Daniel Welzer-Lang botte en ­touche : y répondre serait un « piège » tant qu’il n’est pas possible « d’analyser les phénomènes sociaux de la sexualité comme… des phénomènes sociaux, et non de manière morale, victimo­logique et essentialisée », écrit-il. Pourtant, en 2005, peu après l’élection du sociologue comme professeur à l’université de Toulouse II - Le Mirail, deux associations féministes avaient relayé les plaintes informelles de doctorantes dans un texte auquel Welzer-Lang avait répondu par un procès en diffamation. Tel est le paradoxe d’une recherche dénonçant la violence symbolique ou réelle qui gangrène les rapports de sexe, mais que sa mise en œuvre est à son tour soupçonnée de reconduire. 
Si la sexualité est loin d’apparaître comme un « phénomène social » neutre, peut-être est-ce parce que s’y joue plus qu’ailleurs notre liberté, dont on souligne dans le Dictionnaire la tension entre tolérance inédite pour la sexualité « consentie » (comme l’homosexualité) et répression renforcée de la sexualité « non consentie » (comme le harcèlement ou le viol). Une tension dont la source et les effets sont au cœur même de la masculinité.
Masculinités. Enjeux sociaux de l'hégémonie(Masculinities), de Raewyn Connell, multiples traducteurs de l'anglais (Australie), édité par Meoïn Hagège et Arthur Vuattoux, Amsterdam, 286 p., 25 €. 
Dictionnaire des sexualités, sous la direction de Janine Mossuz-Lavau, Robert Laffont, « Bouquins », 1 024 p., 32 €.

Propos sur le sexe, de Daniel Welzer-Lang, Payot, 250 p., 22 €.


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