mercredi 18 juin 2014

La femme est un homme comme les autres

LE MONDE | Par 

Diana, à Durrës, sur l’Adriatique.

Derrière la vitre blindée, le douanier italien hésitait. Avait-il mal lu ? Non, le passeport albanais ouvert devant lui était bien celui d'une femme. Mais la main qui le lui avait tendu était celle d'un vieil homme. Etrange personne, en vérité, avec ce visage buriné, ces cheveux argentés coiffés d'un béret repoussé sur le côté, façon militaire, et cette voix grave. Mettant fin à ses atermoiements, le fonctionnaire déclara ce qui s'imposait : « Il y a un problème, monsieur, c'est un passeport de femme, alors que vous êtes un homme. »
Une semaine plus tard, Diana (son prénom a été changé) raconte la scène avec un mélange d'amusement et d'indignation. Pour qui se prenait-il, ce douanier italien ? Elle a insisté : « Si, c'est bien moi. » Et le fonctionnaire s'est excusé. « Passez, madame. Enfin, monsieur. »
Madame ou monsieur ? La question se pose. Diana est une burnesha, une des dernières « vierges jurées » albanaises, des femmes ayant choisi de vivre en homme pour échapper à la domination d'un système patriarcal. De devenir socialement des hommes, au prix d'un vœu de virginité et de célibat. Socialement seulement : le fait n'a aucun rapport avec une sexualité lesbienne ou une transformation physique.

REFUS D'UN MARIAGE ARRANGÉ
Découvert après la chute du communisme, le phénomène, en voie de disparition, est mal cerné. Il concerne principalement l'Albanie, mais déborderait ses frontières au nord, vers le Monténégro et le Kosovo. Vieillissantes, les vierges jurées seraient encore quelques dizaines en Albanie, et une seule au Monténégro. Appelées burneshe (féminisation de burra, « homme » en albanais) en Albanie, elles sont restées vierges et ont modifié leur apparence pour des raisons diverses, comme l'absence d'héritier mâle dans la fratrie, ou le refus d'un mariage arrangé.
« Je connais un cas triste, soupire Diana. Une fille tombée amoureuse d'un garçon alors que sa famille l'avait promise à quelqu'un d'autre. Sa seule façon de refuser le mariage a été de devenir burnesha. » Si les unions arrangées ne sont plus la norme en Albanie, elles l'étaient il y a quelques décennies. Une promesse d'union contractée parfois avant même la naissance de l'enfant.
Refuser un mariage pouvait porter atteinte à l'honneur des familles et les plonger dans la spirale de la vengeance par le sang, coutume régie par le Kanun, un code d'honneur datant du XVesiècle. Devenir burnesha en faisant devant témoins le voeu de rester vierge permettait de délier la promesse de mariage sans perte d'honneur.
AVOIR PLUS DE LIBERTÉ
« Moi, j'ai fait ce choix pour avoir plus de liberté. » La cuillère chargée de glace rose bonbon s'arrête à mi-chemin des lèvres. Quand Diana parle de son « choix », en insistant sur le terme, elle s'anime. Ou plutôt, il s'anime. Diana parle de lui-même au masculin. Cravate rouge, béret noir, regard dur, le sourire rare mais franc, un passé militaire inscrit sur ses traits.
Diana avait 17 ans quand il a décidé de devenir burnesha. Il en a désormais 60 et nage régulièrement dans la mer grise et froide qu'il contemple depuis les fenêtres de ce café du port de Durrës, sur l'Adriatique. Il est chez lui. Donne l'accolade au garçon de café, pose ses cigarettes sur la nappe jaune à la manière des habitués et en grille une première.
« Je suis né dans les montagnes du Nord, après la mort de mon frère. » Une mère kosovare, un père officier dans l'armée albanaise, en poste à Tropojë au moment de la naissance de Diana. C'est dans cette petite ville, à la frontière de l'actuel Kosovo, que Diana passe les neuf premières années de sa vie.
« JE REMPLAÇAIS UN PEU MON GRAND FRÈRE »
A Tropojë, la petite fille est déjà un petit garçon. « Mon père m'a toujours considéré comme un garçon, je remplaçais un peu mon grand frère décédé avant ma naissance. Et moi-même, je me sentais comme un garçon. »
A l'école, puis au lycée, bravant les codes sociaux et les regards critiques, il porte des pantalons, joue au football, se bat. Seule concession à son sexe de naissance, des cheveux longs, jusqu'à ce qu'il les coupe, à 17 ans. Devant ses parents, un serment : « Mon père, je veux être une vierge jurée, c'est mon choix et il ne faut pas t'y opposer. »
En rappelant son serment, il frappe la table. Puis reprend sa cigarette. Dès ses 7 ans, Diana a commencé à fumer la lula, longue pipe albanaise. Fumer, un privilège réservé autrefois aux hommes.
« Aux hommes, et aux femmes comme moi. » Courbée sur ses genoux, Stana Cerovic roule sa cigarette avec application. S'y reprend une fois, deux fois. Ses mains tremblent. Le froid et la vieillesse. Stana Cerovic a oublié son âge – « 72, 75, qu'est-ce que j'en sais, moi ? » –, mais se rappelle l'âge de sa première bouffée de nicotine : 5 ans. Assise dans la seule pièce chauffée de sa maison, la dernière vierge jurée du Monténégro a l'air d'avoir un siècle.
AVOIR UNE FILLE ÉTAIT PERÇU COMME UN « MALHEUR »
Stana Cerovic vit dans la maison où elle est née, à la sortie du village de Tusine, dans le nord du pays. Dans ces montagnes, avoir un enfant mâle a toujours été perçu comme une bénédiction. Et ne pas en avoir, quand Stana Cerovic est née, était« un malheur », explique-t-elle. A la différence de Diana, Stana parle d'elle-même au féminin.
Un chat noir et blanc se faufile dans la pièce en miaulant. Dans un coin, le fourneau à bois. Stana Cerovic craque une allumette. Sur la table, une image de la Vierge et un trognon de pomme. Par terre, des bûches, des casseroles, des seaux d'eau sale. Contre le mur, un petit lit, défait. En face, un autre lit, intact, sur lequel trône un parapluie bleu ouvert. Aux murs, des photos. Ça sent le vieux et la crasse. Il fait froid dans la maison. « Je n'attendais pas de visiteurs », s'excuse-t-elle.
Le battant de l'horloge égrène les secondes. Elle vit terriblement seule. Avec ses mains qui tremblent, son dos cassé et ses jambes fatiguées, elle arrive encore à s'occuper d'une vache. Pour le bois, son neveu l'aide. Il lui en a coupé, de quoi tenir l'hiver.
« UNE FILLE, C'EST POUR LA MAISON DES AUTRES »
« Ils sont bien, mes neveux. » Les fils de ses sœurs. « J'avais quatre sœurs et deux frères, mais les garçons sont morts quand ils étaient tout petits. Ah, ce vilain destin ! » Stana Cerovic l'assure haut et fort : une fille vaut moins qu'un garçon. « Une fille, c'est pour la maison des autres. Quand ça se marie, ça part chez des inconnus » – en perdant son nom. Elle désigne les portraits encadrés au mur. Entre une photo de sa mère et de sa sœur, ceux qui ont porté l'honneur du nom, Cerovic. Un aïeul magistrat, un autre aïeul, héros régional à l'époque de l'occupation ottomane, son père.
« Je l'aimais beaucoup, beaucoup, mon père. » Elle mime de la main un petit enfant. « Quand j'étais toute petite, quand il rentrait des champs ou du marché, je prenais une chaise et je m'asseyais près de lui. » Ses sœurs se sont mariées, mais elle a refusé de quitter son père et sa maison. Elle ne voulait pas obéir à un autre homme ni à une belle-mère acariâtre. Elle a choisi le célibat, est devenue virdzina (de virgo, « vierge » au Monténégro). Pourtant, elle était jolie. Tout le monde s'est étonné.
Elle est restée dans cette maison de pierre en bordure de la route, que la neige prend en otage l'hiver. Elle a vécu comme un homme, toujours dehors, aux champs, avec les bêtes, méprisant le travail domestique des femmes. Aucun garçon ne lui a jamais plu. « Aucun regret », affirme-t-elle avec morgue, en sifflant un petit verre de rakija, l'eau-de-vie locale. « Mais tout le monde a quelqu'un dans sa maison, moi je n'ai personne. » Ses sœurs sont mortes, et le monde a changé – « Ah, si mon pauvre Tito était encore en vie… ! »
« J'AURAIS PU DEVENIR ACTRICE À HOLLYWOOD ! »
Comme Stana Cerovic, Diana n'a pas d'enfant. Comme elle, il ne s'est jamais marié, il est resté vierge. « Qui aurait osé me toucher ? Je lui aurais coupé la… » Comme elle, il affirme n'avoir jamais regretté son choix, le seul qui lui a permis de vivre librement. S'il était né dans un autre pays, à une autre époque, sous un autre régime, peut-être aurait-il fait un autre choix. « Belle comme j'étais, j'aurais pu devenir actrice à Hollywood ! » Mais à quoi ça sert de se demander ça maintenant ? Il balaie l'interrogation d'un revers de main.
Sa vie lui convient telle qu'elle est. Retraité après une carrière dans la police douanière du port de Durrës, Diana se consacre à la peinture, à la photo, aux balades à vélo sur la jetée. En tant qu'homme, il participe également à des groupes de réconciliation auprès de familles impliquées dans la vendetta. Et puis il y a les amis et la famille, au sein de laquelle il se pose en responsable. « Je suis l'homme de la famille », affirme-t-il, bien qu'il ait deux frères. Avant le mariage d'une de ses sœurs avec un Italien, c'est Diana qui a traversé l'Adriatique pour « prendre des renseignements » sur le fiancé et sa famille, avant de donner son accord.
Quant aux amis, il préfère la compagnie des hommes. Les femmes, elles, sont jalouses, commères, faibles, assure-t-il. Sans craindre le paradoxe, il affirme pourtant se battre pour leur cause.« Oui, je suis habillé en homme, je suis devenu une burnesha, mais je me suis toujours battu pour que les femmes puissent avoir les mêmes droits que les hommes. » Il insiste. Enumère les« combats » menés. Pour que les femmes puissent conduire des taxis, pour que ses amis laissent plus de liberté à leurs femmes et à leurs filles.

« Aujourd'hui, les filles ont plus de liberté, elles n'ont pas besoin de devenir burnesha pour échapper à leur condition. » Il nuance aussitôt. Ici même, à Durrës, il y a deux semaines, une mère de famille a été battue et ses cheveux coupés, signe de déshonneur, par son mari et son fils. Elle était rentrée en retard de la messe.


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