vendredi 27 juin 2014

La condition biologique à l'épreuve des profondeurs de l'être

Le Monde.fr | Par 
Le langage juridique, l'expertise médicale et la délibération éthique sont constamment appelés à rendre mesurable, tout du moins commensurable, la singularité de l'intériorité humaine, c'est-à-dire l'essence et les propriétés du « soi ». Cette injonction est d'autant plus forte lorsque nos sociétés doivent répondre à des situations extrêmes de la condition biologique, et notamment faire face à des contextes médicaux inédits dans lesquels une personne se trouve plongée dans un corps qui n'est plus en mesure de réagir aux stimulations du monde extérieur ou dont les manifestations visibles suscitent des interprétations contradictoires. Il convient de regrouper la particularité de ces difficultés d'arbitrage sous la bannière plus large des enjeux relatifs aux « politiques du vivant » qui foisonnent régulièrement l'actualité de controverses sociétales liées à notre condition biologique : donner la vie, la transmettre, l'accompagner dans ces derniers moments, dans des situations dramatiques d'invalidités profondes ou l'épanouir dans une identité sexuée choisie, troublée ou encore compromise par des pathologies chroniques transmissibles.

L'accompagnement législatif des personnes en fin de vie ne fait évidemment pas exception à cette modalité du jugement public, ni même la condition de Vincent Lambert et des quelques mille cinq cents autres patients sur le territoire national réunis par le diagnostic partagé d'être lourdement entravés dans leurs capacités relationnelles sans que le pronostic vital ne soit nécessairement menacé. L'ampleur des controverses provient de la difficulté à asseoir une expertise scientifique sur une intériorité psychologique, et à conférer une force juridique à cette dernière qui ne remette pas en cause certaines clauses protectrices du droit à la vie, telles que l'indisponibilité de la personne, le principe d'intégrité physique, le consentement libre et éclairé...
Mais à un niveau strictement formel, il sera toujours possible de laisser planer un doute sur le diagnostic des experts du dossier Vincent Lambert au motif que l'absence de preuve d'une conscience résiduelle ne constitue pas la preuve de son absence. Il est donc toujours possible d'inverser la charge de la preuve en tenant pour vrai ce qui ne peut pas être prouvé comme inexistant. Le débat porte sur une matière qui est humaine et donc, par essence, contingente. C'est dans cet entrebâillement argumentaire que s'est engouffré l'avocat des parents du jeune homme. Il est vrai que l'intervalle de confiance qui jalonne l'interprétation des niveaux d'altération de la conscience ne saurait être définitivement réduit par le seul raffinement des techniques d'exploration et d'imagerie cérébrale. D'où la démarche prudente des experts observée quant à l'évaluation probante des niveaux de conscience.
Et quand bien même le progrès des techniques médicales d'investigation permettrait de recueillir, sans la moindre ambiguïté, la preuve d'une présence résiduelle d'éléments de conscience chez un individu lourdement handicapé, cette aptitude à sonder les profondeurs de l'être ne donnerait pas davantage de facilité dans l'administration des situations extrêmes de la condition biologique. Rappelons-nous de l'affaire Vincent Humbert qui défraya la chronique il y a plus d'une dizaine d'années et dont les débats furent à l'origine de la loi Leonetti adoptée en 2005. Comparable sur bien des points au dossier actuel, le jeune homme présentait un traumatisme crânien sévère suite à un accident de voiture et avait perdu la quasi-totalité de ses possibilités motrices, tout en conservant des signes incontestables de conscience. Sa demande explicite d'un droit à mourir dans la dignité ne fut pas moins complexe à arbitrer sur un plan social, sachant qu'elle émanait d'une situation objective d'entrave à la qualité de vie et de souffrance tant morale que physique. Dans ces situations toujours uniques et aux fanges même du décidable, la société a t-elle le droit de lui interdire de vouloir y mettre fin ?
On voit bien que la mise à nue de l'intériorité de l'être à travers l'évaluation de son état de conscience n'est pas une démarche pleinement satisfaisante pour prendre une décision médicale dans ces situations extrêmes. Et inversement, renoncer à l'arrêt des traitements au motif d'une incertitude interprétative du niveau d'altération de la conscience est tout aussi problématique. Détresse, état de conscience minimale, état végétatif, qualité de vie, dignité humaine, respect de la volonté : le droit, la science et l'éthique se heurtent constamment à une irréductibilité du langage dans leur tentative de traduire avec précision la complexion psychique individuelle. Dès lors, trancher en faveur d'une dégradation d'un état végétatif chronique ne résout rien. Néanmoins, elle oriente, par ce constat d'une perte totale de conscience, vers une « exception juridique », idée déjà formulée en 2000 par le Comité Consultatif National d'éthique.
Rendre opératoire les catégories de langage relatives à l'intériorité humaine, supposerait de pouvoir les manier dans le cadre d'une Evidence-Based-Medicine. La force de cette démarche médicale contemporaine repose sur la possibilité de standardiser les procédures de diagnostic et les pratiques de soin, ainsi que de « normaliser » ce qui est par nature unique et singulier : l'homme. Or, cela est rigoureusement impossible lorsqu'il s'agit d'accompagner les limbes du dernier souffle ou de prévenir un acharnement thérapeutique. La résolution suppose de considérer une éthique des limites, située aux frontières de l'indicible et de l'indécidable, où seule l'expression de la volonté de la personne constitue un rempart. Si des indicateurs de qualité de vie existent, tout comme des méthodologies de détection des états de conscience minimale, cette appréciation biologique ne conduit pas nécessairement à une même appréciation sociale. Comme le souligne Philippe Steiner sur un sujet proche à partir de ses travaux sur les transplantations d'organes, la mort est un fait biologique mais la décision de déclarer la mort d'une personne, à tel instant et pour telle raison reste un fait social.

Sous-estimer cette composante culturelle dans l'administration de notre condition biologique ne peut conduire qu'à des controverses violentes. Exiger la transparence des profondeurs de l'être en préambule de toute décision de ce type a nécessairement pour corollaire l'exposition accrue des professionnels de santé au jugement social et au risque juridique de leurs pratiques. In fine, cela va incontestablement à l'encontre des bases de la discussion éthique. Déterminer où commence l'obstination déraisonnable dépend peut-être davantage de nos héritages culturels et idéologiques, de notre sensibilité morale, de nos expériences vécues que des seules expertises médicales. La décision implique de prendre sérieusement en compte ces éléments. Accepter que la voie empruntée ne sera jamais pleinement satisfaisante, à coup sûr incertaine, ni même entièrement acceptable mais espérons la plus juste pour ce jeune homme, est une interprétation possible de la décision du Conseil d'État.

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