samedi 17 mai 2014

Résister au triomphe des extrêmes

LE MONDE Par 
Vers l'extrême extension des domaines de la droite, par Luc Boltanski Arnaud Esquerre, Editions Dehors, 76 pages, 7,50 €.
C'est l'un des ouvrages les plus vifs, concis et combatifs sur la montée aux extrêmes de la société française. L'un des plus polémiques et construits aussi. Une « analyse engagée » sur « l'inquiétante étrangeté » de notre situation politique menée par les sociologues Luc Boltanski et Arnaud Esquerre. Focalisation obsessionnelle sur la francité de Christiane Taubira, fantasme de l'indifférenciation des gens et des genres à propos des Journées de la jupe ou des ABCD de l'égalité, convergences des haines lors des manifestations de Jour de colère : les lignes ne cessent de bouger, les frontières de se déplacer. Et c'est sans conteste la droite qui, aujourd'hui, semble « fascinée ou médusée par ses extrêmes », constatent les deux auteurs. C'est elle aussi qui est en train d'emporter la bataille des idées, l'hégémonie culturelle, la guerre des identités.

L'ancienne topologie des camps politiques vole en éclats. L'ère de la droite libérale opposée à la gauche sociale-démocrate, tancée d'un côté par le FN et, de l'autre, par l'altermondialisme, a laissé sa place à un autre schéma. Le « drame bourgeois » a fait place à une nouvelle tragédie. Libérale dans les années 1980-1990, l'extrême droite monopolise aujourd'hui l'essentiel de la critique du néolibéralisme. C'est elle qui tient le discours qui rencontre le plus d'échos sur l'exploitation et la domination. C'est elle dont le discours sur la fracture entre le centre et la périphérie, les ilotes et les élites, les « prolos » et les « bobos » gagne le plus d'audience.
Sur le front des idées, « l'obsession de l'identité » est, selon les auteurs, devenue l'agent opérateur de ce grand décentrement. Elle permet de dépasser les clivages politiques classiques et, face au « vrai peuple », de désigner un « reste » inassimilable composé de tous ces plébéiens venus d'ailleurs, « arabes des banlieues » et autres « jeunes oisifs malpolis ». Cette réorganisation idéologique a permis de rallier une partie des familles musulmanes à la cause de la Manif pour tous et de faire basculer une partie des populations « issues de l'immigration »du côté de la droite sécuritaire. La dénonciation d'un prétendu « système » est devenue le signe de ralliement d'une galaxie hétéroclite qui mêle haine des juifs, complotisme et défense du patriarcat.
Luc Boltanski et Arnaud Esquerre auraient pu tomber dans l'écueil de la rhétorique de l'indignation. Ou dans la posture d'une gauche aussi déterminée à vanter les vertus de la « diversité » que prompte à éviter les quartiers relégués. Tel n'est pas le cas. Si les auteurs s'attachent à montrer les racines de cette « extension du domaine de la droite », ils décrivent aussi les dégâts de lagentrification des centres-villes, le rôle grandissant d'une « classe patrimoniale » qui privatise les monuments et hauts lieux du terroir, en excluant de certains territoires les travailleurs les plus pauvres de ces régions où règne le tourisme huppé.
Certains les trouveront un peu courts sur certaines connivences qui, pour beaucoup, donnent au « système » une certaine substance. D'autres injustes envers le républicanisme, qui aurait pour fonction de « rendre acceptables par la gauche des thèmes xénophobes de la droite nationaliste ». Mais, par l'analyse critique du glissement de la société vers les extrêmes et de la gauche vers la droite, Luc Boltanski et Arnaud Esquerre invitent les progressistes à reprendre le combat pour l'hégémonie culturelle, à livrer la bataille des idées, à prendre au sérieux l'adversaire. Et, par « l'élargissement de la démocratie », à résister à « la passivité conservatrice » qui, partout dans le pays, gagne les esprits.


Vers l'extrême extension des domaines de la droite 
par Luc Boltanski Arnaud Esquerre 
Editions Dehors, 76 pages, 7,50 €

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