jeudi 22 mai 2014

A Athènes, «les plus pauvres peuvent mourir»


En apparence, tout va bien. Sous le soleil d’Athènes, les touristes sont déjà là, les terrasses de café regorgent de monde et, dans la douceur d’un début d’été, rien ne laisse deviner la crise ou les effets de la politique d’austérité. Lesquels seront pourtant au centre des préoccupations des Grecs lors des élections européennes de dimanche, marquées par la percée annoncée du vote contestataire. Soit en faveur de Syriza, le parti de la gauche radicale, soit en faveur des néonazis d’Aube dorée, les deux seules formations qui dénoncent ouvertement les exigences de Bruxelles et l’appauvrissement brutal qu’elles ont provoqué.
«Bébés fantômes».«Il ne faut pas se fier aux apparences, suggère l’écrivain Christos Chrissopoulos. La Grèce peut encore offrir une image séduisante. Mais, parmi tous les gens qui se trouvent dans ce bar ce soir, la moitié sont au chômage et n’ont plus de couverture sociale. La vie continue mais, pour beaucoup, elle est devenue très précaire, voire risquée.» Le jeune romancier votera pour Syriza, «seule alternative possible» à la politique d’austérité menée tambour battant par la coalition des conservateurs et des socialistes au pouvoir depuis deux ans.

Malgré les discours rassurants du Premier ministre de droite, Antonis Samaras, qui promet le retour prochain de la croissance, un Grec sur trois vit aujourd’hui avec une simple hantise : tomber malade. Sur 10 millions de Grecs, ils sont en effet plus de 3,5 millions à ne plus avoir aucune assurance santé. Elle est automatiquement supprimée après un an de chômage voire immédiatement pour les professions libérales.«Concrètement, ça signifie que si ces gens-là ne peuvent pas payer de leur poche, on les chasse des hôpitaux publics : c’est ce qu’exige ouvertement le gouvernement, qui a également imposé une baisse de 25% du budget des hôpitaux», constate le docteur Liana Miailli.
Cette pédiatre dynamique travaille bénévolement au dispensaire de l’antenne grecque de Médecins du monde, à Perama. Dans cette banlieue ouvrière qui longe la mer, à quelques encablures du port du Pirée, la misère s’impose soudain sans fausse pudeur. Ici, les cafés sont vides et beaucoup de commerces murés, ornés de panneaux «à vendre». Un silence étrange règne dans les rues désertées, et la seule animation perceptible se situe justement devant ce dispensaire qui accepte de soigner ceux qui n’ont plus d’assurance santé. Dans la salle d’attente, des jeunes femmes en legging et sweat-shirt côtoient des hommes en jeans : des gens normaux, d’apparence banale. «Quand on a un cancer et qu’on ne se soigne plus, ça ne se voit pas forcément tout de suite. Et, pourtant, les gens sont malades, ils ont souvent faim. Beaucoup d’enfants souffrent de malnutrition», explique Liana Miailli avec un sourire amer.
Ce jour-là, elle examine la petite Panagiota, une jolie blonde aux yeux bleus de 11 mois. «Elle a un retard de croissance flagrant», s’inquiète la pédiatre, qui n’a pas oublié les précédentes visites de l’enfant : «J’ai parlé à sa mère de fruits et de légumes, et celle-ci s’est soudain effondrée en sanglots : c’est une jeune mère célibataire au chômage qui vit chez ses parents. Ils sont six en réalité à vivre sur la modeste retraite du grand-père de la petite Panagiota. Alors, parfois, ils ne mangent pas», raconte la Dre Miailli.
Au moment de sa création, l’antenne grecque de Médecins du monde était censée assurer surtout des missions humanitaires en Afrique. Elle n’a gardé que l’Ouganda. «J’y suis allée et j’ai constaté que ça se passait mieux en Ouganda, explique encore la pédiatre. Au moins, là-bas, il y a des campagnes de vaccination pour les enfants. Ici, le gouvernement a décidé de fermer tous les centres de vaccination gratuite. Résultat : quand les deux parents sont au chômage, ce qui est désormais fréquent, c’est devenu trop cher. Sauf s’ils viennent ici.»
Le cas le plus choquant est peut-être celui des «bébés fantômes», comme les appelle Eleni Chronopoulou, une autre bénévole du dispensaire de Perama. «En principe, les hôpitaux ne peuvent pas refuser un accouchement, même pour des femmes sans couverture sociale, explique la jeune femme. Mais, quand la mère ne peut pas payer, certains hôpitaux gardent le bébé jusqu’à ce que les parents s’acquittent des 700 euros impayés. C’est moins fréquent aujourd’hui, sauf que certains confisquent les papiers d’identité ou refusent de délivrer l’acte de naissance. Du coup, certaines mères sans couverture médicale empruntent la carte encore active d’une proche en changeant la photo. Le bébé est alors déclaré sous un faux nom, avec toutes les complications administratives que ça suppose. Ce sont eux, les bébés fantômes.»
«Incompétence». Selon la revue médicale The Lancet, la mortalité infantile a augmenté de 43% et le nombre d’enfants mort-nés de 21% depuis le début de la crise. En mars, le gouvernement a brusquement décidé de fermer tous les centres de soins dépendant de la Sécurité sociale, licenciant plus de 5 000 médecins. Un autre réseau s’est mis en place, «où tout est évidemment payant», souligne la Dre Mailli, qui évoque une société traumatisée «par trois ans de décisions unilatérales qui ont contribué à l’effondrement brutal du niveau de vie».
«Je me suis souvent demandé pourquoi le gouvernement agissait ainsi : par incompétence, par souci réel d’économie ? soupire Giannis Vichas, cardiologue de 51 ans. Mais tous ces malades qui ne sont plus soignés, tous ces nouveaux risques de contagion ou d’épidémie faute de vaccins auront forcément un coût. Il n’y a donc qu’une seule explication, et elle est idéologique : les plus pauvres peuvent mourir.» Le praticien a ouvert fin 2011, une clinique qui, comme celle de Médecins du monde, soigne gratuitement ceux qui n’ont plus de couverture sociale. «27 000 patients sont venus ici et nous avons désormais 40 centres similaires dans tout le pays», explique le Dr Vichas, qui s’est plusieurs fois heurté au ministre de la Santé, Adonis Georgiadis.
Une personnalité particulière que celui-ci : orateur virulent et animateur d’une émission télé nationaliste intitulée le Soulèvement des Grecs,Georgiadis s’est fait connaître dans le passé comme éditeur de livres antisémites et ardent défenseur de la dictature. Ses connaissances médicales sont en revanche moins connues.
«Nous allons continuer le combat», soupire le Dr Vichas en parcourant d’un regard sombre la salle d’attente de sa clinique. Une simple maison au milieu d’un no man’s land, situé juste à côté d’une base américaine aujourd’hui abandonnée. Le quartier est appelé Helliniko, en référence au nom de l’ancien aéroport tout proche. Récemment, le gouvernement a vendu ce site très bien situé, le long du front de mer, pour 915 millions d’euros à un riche armateur domicilié en Suisse. Un vrai cadeau, car le terrain est estimé à près de 20 milliards d’euros. Et ce sont les contribuables grecs qui devront payer les travaux d’aménagement, tout en supportant peut-être de nouvelles coupes dans les budgets de la santé.

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