jeudi 10 avril 2014

Y a-t-il une « question rom » ?

Le Monde.fr | Propos recueillis par 

La contribution de Carine Fouteau, journaliste à Mediapart, dans l’ouvrage collectif Roms & Riverains, est issue de plusieurs reportages qu’elle a faits à Paris, autour de la place de la République, où se trouvent de nombreuses familles roms, et en Essonne, notamment au campement de Ris-Orangis, où habitaient 200 personnes avant son démantèlement en avril 2013, à la suite de l’arrêté municipal du 29 mars 2013. C’est ce texte administratif qui a donné son titre à l’ouvrage Considérant qu’il est plausible que de tels événements puissent à nouveau survenir, dirigé par le polito­logue Sébastien Thiéry. Il est le coordinateur des actions de l’association Perou – le Pôle d’exploration des ressources urbaines – qui a construit sur le site de Ris une « ambassade », un lieu d’articulation entre la ville et le bidonville.
Dans « Les Roms, ces Européens » (« Les Temps modernes » n° 677, janvier-mars 2014), le philosophe Patrice Maniglier écrit qu’il n’y a pas de « question rom », mais une question populiste. Vos deux ouvrages réfutent-ils aussi l’existence d’une « question rom » ?
Carine Fouteau Oui. Il n’existe pas de « question rom » en soi, mais nous sommes bien obligés d’observer qu’un « problème rom » s’est constitué dans l’espace public. Ce qui nous intéresse, c’est d’analyser les discours et les gestes politiques qui se sont mis en place pour gérer les problèmes prétendument posés par ces personnes venues d’Europe de l’Est, la plupart de Bulgarie et de Roumanie, et qui vivent dans des bidonvilles. Ces personnes sont fabriquées par les pouvoirs publics et les médias comme « roms ». Notre ouvrage n’est pas un livre d’histoire ni d’anthropologie sur les Roms, nous ne nous sommes pas penchés sur l’histoire de leur mode de vie, même si, comme journaliste, je me suis intéressée concrètement à la manière dont les gens se débrouillent sans eau courante ni électricité, etc. Car ils ont des droits, comme l’accès à l’eau, non reconnus par les municipalités.

Sébastien Thiéry Selon nous, la question rom aveugle. D’abord, elle empêche de voir que bien des non-Roms vivent dans les bidonvilles en France. Surtout, elle empêche de concevoir que la politique de violence et de non-accès aux droits ne cible pas seulement ces prétendus Roms, mais aussi les SDF à Paris ou les migrants à Calais. « Rom » est l’une de ces catégories qui naturalisent la précarité des personnes ainsi désignées : du côté du rebut humain par essence – ou, pire, par volonté –, elles « méritent » donc la violence qui s’abat sur elles. Prétendre qu’il existe une question rom, c’est escamoter cette véritable guerre aux pauvres qui aujourd’hui a lieu.
C. F. La focalisation sur les « Roms » est une instrumentalisation pure, nous sommes d’accord. Mais nous, qui avons tous travaillé sur les questions des migrations comme sociologue, journaliste ou militant, nous avons constaté une spécificité dans la manière dont sont traitées ces personnes. La plus juste façon d’en parler serait de dire que ce sont des familles migrantes vivant en bidonville. Or elles ne sont appréhendées sous aucune de ces catégories ; elles ne sont pas traitées comme des migrants et des familles comme les autres. On le voit à la façon dont les municipalités agissent envers elles, par exemple à Ris-Orangis, en déposant des blocs de pierre à l’entrée du campement pour les empêcher d’entrer ou de sortir. De même, elles sont assimilées à des rats sur des tracts ; on emploie à leur propos le mot « extermination ». Nous n’avons jamais vu rien de comparable à l’encontre des Afghans de Calais, qui pourtant vivent dans des cabanons. Au fond, ces personnes sont très proches de nous. En tant qu’Européens, les « Roms » partagent le même espace, la même histoire et la même législation supranationale que nous. Mais, puisqu’il n’est pas question de les intégrer, il devient nécessaire de se convaincre qu’ils sont complètement différents de nous. Voilà comment se fabrique une politique de la race : on les renvoie à une prétendue altérité radicale.
Dans « Considérant… », le philo­sophe Etienne Balibar souligne l’ironie de politiques indignes qui sont menées au nom de la dignité humaine.
S. T. C’est évidemment pour son « bien » que le « rebut humain » est l’objet de ces politiques, pour qu’il ne se fixe pas dans des conditions de vie qu’unanimement nous qualifions d’« indignes ». Mais, en suivant cette interprétation, on se retrouve dans une position sidérante : on ne peut pas, moralement, s’opposer à la destruction d’un bidonville. Comment sortir de cette sidération ? Cette question est au cœur du livre. Nous avons d’abord publié l’arrêté d’expulsion, parce que c’est un geste démocratique élémentaire que de se saisir d’un texte produit en notre nom. Ensuite nous l’avons ouvert à l’interprétation d’une trentaine d’auteurs (artistes, architectes, juristes, philosophes), une façon de combattre par la langue cet effet de sidération.
« Roms & Riverains » partage cet intérêt pour la langue administrative et médiatique…
C. F. En effet. Le « riverain », le pendant du « Rom », apparaît, dans tous les journaux et dans la bouche des responsables politiques, systématiquement « exaspéré ». Après enquête, il nous est apparu que ce fameux voisin est multiple. Certains jettent des produits « nettoyants » pour se débarrasser des familles sous leurs fenêtres, d’autres, y compris dans les quartiers populaires, multiplient les petits ou grands gestes quotidiens d’entraide et de solidarité. Mais ceux-là, personne ne leur tend jamais le micro.
S. T. Quand on construit dans le bidonville, il n’y a plus de « Rom », de « riverain » , de dedans et de dehors. On transforme l’espace comme les représentations, on « fait » de la politique au sens propre. A Ris, on a notamment construit une « ambassade » où avaient lieu des cours de français, des réunions, etc. Puisqu’il y a des actes de guerre (destructions d’habitations, non-accès à l’eau…), on est venus tel un organe diplomatique afin de l’éteindre. On a traité de manière aussi loyale avec toutes les parties, y compris avec le maire qui s’opposait à la scolarisation des enfants. Et, au final, un projet d’insertion s’est mis en place, le premier dans l’Essonne. Notre approche est clinique : on part aussi des difficultés des maires, de la pauvreté des savoirs disponibles. Que sait-on ? Que depuis dix ans la destruction des bidonvilles n’a conduit qu’à leur pérennisation, puisqu’ils se reconstruisent 500 mètres plus loin. Notre hypothèse est que construire dans le bidonville est le meilleur moyen d’en sortir : en répondant à l’urgence sanitaire, en construisant ensemble, on crée des perspectives d’avenir.
C. F. Si ces situations ne sont pas simples pour les maires, il existe tout de même des ressources, par exemple des fonds européens non utilisés. Mais l’idéal des maires, c’est l’autoexpulsion : rendre la vie si impossible que les personnes partent d’elles-mêmes. C’est l’un des paradoxes : on leur reproche d’être sales quand on ne ramasse pas leurs poubelles. Les désagréments qui leur sont reprochés résultent de l’absence de respect du droit français par les pouvoirs publics.
Il vous est apparu important de donner la parole aux premiers ­intéressés.
C. F. Oui. Pour qu’ils cessent d’être une « question » manipulée par les autres, il est indispensable d’entendre leur voix.

S. T. Construire ensemble est une façon de rencontrer les personnes, non à partir de leur « misère » mais de leur pouvoir d’action, et de déjouer ainsi les représentations qui les accablent.

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