samedi 5 avril 2014

L'homme « gèné »

Le Monde.fr 
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De tous temps, dans le domaine politique, l'homme attend le « grand soir » et apprend à ses dépens que cette quête, source d'espoir, s'entache souvent d'illusions voire de dérives tragiques. L'émergence au XXe siècle d'une médecine technico-scientifique a enfin permis à l'homme d'influer sur sa propre destinée en lui donnant les moyens, de maîtriser sa fécondité et les conditions de sa naissance, de modifier l'évolution spontanée de certaines maladies, et de retarder son trépas. La révolution génétique et le décryptage du génome entretiennent l'illusion de connaître l'homme en lui permettant de scruter le moindre recoin de son ADN, et engendre chez lui l'attente du « grand jour » où il deviendra ainsi totalement maître de sa destinée. L'homme n‘a pas encore conscience des limites de cette vision réductrice, des illusions des injustices et des dérives tout aussi tragiques qui découlent de cette vision. L'homme finit par être embarrassé par ses gènes.
Ma pratique pédiatrique a été profondément marquée par l'émergence de cette unité de mesure de l'homme, le gène, unité de mesure quantitative et qualitative qui voudrait définir la normalité. Le gène finit par me « gêner ».
J'ai vu en quelques années quasiment  disparaître  de mes consultations les enfants trisomiques. Les progrès techniques du dépistage prénatal, très axés sur cette pathologie, aboutissent de fait à une « éradication » de ces enfants à naître (il n'y a plus qu'un enfant trisomique sur 8 000 naissances), éradication prônée par certains au nom du libre choix et au nom d'objectifs de santé publique aux arrières pensées économiques et idéologiques peu avouables, éradication redoutée par d'autres bien impuissants à contrer cette logique. J'ai vu par ailleurs se multiplier dans mes consultations le nombre d'enfants souffrant de troubles de la communication de nature autistique, appelés pudiquement par mes pairs« troubles envahissant du développement ». Les rares données officielles estiment qu'au cours des trente dernières années le nombre de personnes autistes serait passé de 1/2000 à 1/250.
Ces enfants souffrant d'autisme sont souvent adressés en consultation hospitalière pour poser un diagnostic, et pour effectuer des investigations métabolique génétique et neuroradiologique coûteuses, dans un but de recherche dont le bénéfice direct pour ces enfants est nul, investigations qui font naître chez leurs parents de faux espoirs d'identification d'un support diagnostic précis et des illusions de traitements spécifiques de fait inexistants. A l'instar de ces enfants autistes, les demandes d'évaluation « neuropédiatrique et génétique » des enfants présentant un retard scolaire, des troubles de comportement à type d'hyperactivité ou d'agressivité, se multiplient. Le gène est roi et la collectivité n'est pas prête à remettre en question l'intérêt et le coût de son sondage à tout propos.
Parallèlement, si la loi de 2005 a permis de mieux recenser tous ces enfants en difficulté et d'amorcer une prise en charge par la collectivité, cette dernière reste le parent pauvre. Faute de moyens financiers et humains, nombre d'enfants autistes ne sont accueillis que quelques heures par semaine à l'école, ou reçus une fois par semaine par le psychiatre du centre médico-psycho-pédagogique. L'attente d'une place en Institut-médico-éducatif demande humilité et patience. Faute de prise en charge les familles concernées sont souvent dévastées, précarisées.

De toute évidence le « tout génétique » a des effets pervers : il entretient l'illusion d'un homme normal enfin affranchi du handicap de la maladie et nous invite à considérer le vieillissement voire la mort comme une pathologie. Il est source d'injustice et de rejet en privilégiant les moyens mis au service du diagnostic au détriment voire à la place des moyens attribués pour l'intégration au quotidien des êtres différents. Si les professionnels de la génétique étaient rémunérés au niveau des éducateurs et auxiliaires de vie scolaire au service des enfants différents, certaines illusions se dissiperaient peut-être d'elles-mêmes. Si les éducateurs et les auxiliaires de vie étaient rémunérés au niveau des professionnels de la génétique, le jour se lèverait sans doute plus ensoleillé pour les êtres différents !

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