lundi 21 avril 2014

Le bac, option complot

LE MONDE | Par 
Dans un lycée parisien en 2008.
Ils arrivent au compte-gouttes à la réunion du Club Journal. Dans ce lycée de l'est du « 9-3 », les élèves sont une quinzaine, surtout des filles, à suivre cet atelier. Quand on leur demande s'ils ont entendu parler des Illuminati, ils répondent en choeur : « Bah oui ! » Et enchaînent : « Moi, j'ai entendu que c'était une sorte de secte composée en majorité de personnalités qui ont signé un pacte avec le diable. Ils sont censés nous manipuler. » Un lycéen ajoute : « Oui, ils veulent diriger le monde. »
Où en ont-ils entendu parler ? « Internet ! » Y croient-ils ? « Moi non »« Moi non plus. Mais elle, elle est à fond. » « Oui, j'y crois vraiment, admet une élève de terminale. J'ai vu des vidéos sur YouTube. Il y a des signes sur les dollars américains, sur les emballages de Kit-Kat, et puis il y a les attentats du 11-Septembre. » Un garçon glisse : « Et aussi, on en parle dans des films comme Paranormal Activity 4. » « Ils nous manipulent à travers les chansons, les films, avec des messages subliminaux », estime une autre élève. « Moi, j'ai arrêté de regarder des clips où y a les symboles des Illuminati comme l'oeil, le triangle… » Et qui ferait partie des Illuminati ? « Obama » ; « Sarkozy aussi »« Et Jay Z, Rihanna, Beyoncé, Lady Gaga, Kanye West… »« Le Pen aussi ».
« Rihanna et Le Pen !, s'exclame leur professeur, Stéphanie P. Je veux être là quand ils se rencontrent ! »

« MAIS MADAME, C'EST LA FAUTE DES ILLUMINATI ! »
La cloche sonne pour la deuxième fois. Les lycéens restent encore un moment autour de la table ronde, plutôt intrigués qu'on évoque officiellement le sujet. D'habitude, leur professeur d'histoire-géographie tente à ce propos de limiter les discussions. Depuis quelque temps, ses cours sont régulièrement interrompus par un : « Mais madame, c'est la faute des Illuminati ! » Qu'il s'agisse des attentats du 11 septembre 2001 ou du manque d'infrastructures en Mauritanie, de l'esclavage ou de la pauvreté dans le monde, le mot est brandi, comme une explication suprême. « Les élèves craignent ces Illuminati, mais sont incapables d'expliquer qui ils sont exactement et pour quelles raisons ils existent », remarque Stéphanie P.
A l'origine, les Illuminati ou « Illuminés de Bavière » sont une société de pensée née en 1776 en Allemagne. Ils se réclament de la philosophie des Lumières et prônent un gouvernement mondial dirigé par des élites intellectuelles aux idées humanistes. La société a été bannie en 1784, mais son fantasme a perduré dans une littérature assez confidentielle. Les Illuminati se sont immiscés dans le XXIe siècle grâce à des livres de science-fiction tels que les best-sellers de Dan Brown, des jeux de société, des jeux vidéo et pléthore de blogs. Ils ont trouvé, chez une frange de la jeunesse française, un terreau propice à leur développement. Impossible de quantifier le phénomène, aucune étude n'a, à ce jour, été réalisée. Mais nombreux sont les professeurs à ne plus s'étonner quand on demande si leurs élèves invoquent ces illuminés.
La Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) se dit d'ailleurs « attentive et préoccupée ». Elle a été interpellée par des parents inquiets, mais ne peut lancer d'enquête : il n'y a ni gourou, ni pratique, ni lieu. Cette passion virale pour les Illuminati se développe sur et avec Internet. « Nous n'avons rien de concret, mais on sait que quelque chose monte », témoigne-t-on à la Miviludes.
« Mes élèves m'ont plusieurs fois traitée d'Illuminati ! La dernière fois, parce que j'avais un collier avec un triangle, censé être un symbole illuminati. C'est grotesque », raconte Bénédicte G., professeur de français et d'histoire-géographie dans un lycée professionnel de Nanterre. Pour autant, elle refuse de nier les idées fixes de ces adolescents. « Ils ont l'impression d'être pris au piège d'un savoir qu'une élite voudrait leur imposer et, en tant qu'enseignant et détenteur d'une autorité, on est représentant de cette “élite”, dit-elle. Ils se nourrissent le soir de ce contre-savoir et la classe devient une tribune. »
« UNE REVANCHE SUR CETTE SOCIÉTÉ QUI LEUR PARAÎT INJUSTE »
Tout comme la mode du satanisme ou du spiritisme dans les années 1990 et 2000, cet « illuminatisme » répond à une volonté de chercher des explications ésotériques à un âge où il est naturel de questionner le monde dans lequel on grandit. Comme il est courant d'être dans la provocation avec les adultes et leurs certitudes. « Mais c'est leur conviction qui m'effraie, poursuit Bénédicte G. Ils y croient, car ils veulent y croire : croire que les médias, que les politiques, que leurs professeurs mentent les déresponsabilise. Ils se fichent de leur avenir, car tout le monde leur ment. Autant aller chercher leur propre vérité ! »
Comme elle, d'autres enseignants remarquent que le public le plus poreux à ces thèses complotistes est souvent constitué de jeunes issus de milieux défavorisés. C'est dans les ZEP et les lycées professionnels que les professeurs paraissent les plus concernés. Bénédicte G. y voit également pour des jeunes issus de l'immigration, nombreux dans ses classes, une manière d'affirmer une identité malmenée, au présent comme au passé. « Avec les Illuminati, chacun défend sa souffrance. Pour les uns, ils sont responsables de l'esclavage, pour les autres du conflit israélo-palestinien. C'est comme une revanche sur cette société qui leur paraît injuste. »
Auteur de La Foire aux illuminés (Mille et une nuits, 2005), Pierre-André Taguieff insiste sur le côté plastique et pratique de cette théorie. « Le récit Illuminati donne l'impression de connaître la cause de nos malheurs : discriminations, pauvreté, racisme, note-t-il. Pour des jeunes qui se sentent victimisés, ce grand récit explicatif omnipotent est séduisant : ils tiennent leurs coupables. Les Illuminati englobent les capitalistes, les francs-maçons, les juifs, les monarques, les clubs d'hommes politiques, les sociétés pseudo-secrètes, les finances apatrides, les banquiers, etc. Et ce mot latin a un parfum savant, secret. »
Voilà peut-être le plus inquiétant : le mot « Illuminati » est souvent suivi de propos antisémites et négationnistes. Les professeurs racontent qu'au nom de la liberté d'expression des élèves soutiennent que les juifs se servent de la Shoah pour se victimiser alors qu'on ne parlerait pas assez de l'esclavage qui a causé la mort de centaines de milliers d'Africains. Ou encore que le 11-Septembre a été orchestré par le complot juif et donc Illuminati. « Plus que les Illuminati eux-mêmes, ce sont ces amalgames qui m'interpellent, fait valoir Jean-Baptiste Veber, professeur à Antony (Hauts-de-Seine). Les élèves ne sont pas totalement crédules. Ils attendent des réponses. Ça fait partie de notre mission de leur en donner. »
Quand il ne montre pas à ses lycéens les liens avec la littérature de science-fiction, Laurent Doucet, professeur de français à Limoges, en profite pour tenter de contextualiser : « Pourquoi cette version du complot apparaît maintenant ? En quoi cela nous arrangerait qu'il y ait des Illuminati ? » Mais les programmes sont chargés, il n'est pas toujours aisé de prendre ce temps-là, et les professeurs n'ont pas réponse à tout quand leurs élèves passent du coq à l'âne, de la religion à l'histoire en passant par les clips de Katy Perry ou de Lady Gaga – qui jouent délibérément avec des symboles prétendument illuminati. Aucun professeur, dans sa formation, ne se rappelle avoir été préparé à détricoter ces raisonnements faits de bric et de broc. Aucun ne s'attendait à être en concurrence avec des blogs. Au ministère de l'éducation nationale, on fait savoir qu'il a été demandé aux établissements scolaires d'afficher une « charte de la laïcité à l'école », en septembre 2013.
« Ces jeunes se font leur culture historique sur le Web et tombent sur des vidéos qui leur expliquent le monde en vingt minutes avec des méchants et des gentils, observe Rudy Reichstadt, directeur du site Conspiracy Watch, un observatoire des théories du complot. L'effet peut s'avérer très gratifiant pour des jeunes confrontés à l'échec scolaire, ils acquièrent ainsi un discours politique propre. » Pour le blogueur, il y a un vrai travail à mener sur l'apprentissage, de l'histoire notamment, ainsi que sur le statut de l'information glanée sur la Toile. « On a affaire à une génération très à l'aise avec Internet, mais qui a parfois du mal à distinguer les sources fiables des autres. Ils ont, par exemple, tendance à prendre pour argent comptant tout ce qu'ils lisent sur Wikipédia, quel que soit le sujet ! », se désole-t-il.
Fréquemment cité sur Conspiracy Watch, Stéphane François travaille sur les droites radicales. Chercheur et professeur, il a également observé, depuis deux ou trois ans, l'arrivée des thèses illuminati chez ses étudiants en licence qui préparent des concours administratifs. Pour lui, le phénomène, même s'il paraît être l'apanage d'une jeunesse dépolitisée, n'est pas déconnecté d'une sphère politiquement identifiée. « Ces discours sont très influencés par la mouvance de Dieudonné et d'Alain Soral,remarque le politologue. Mes élèves n'ont pas lu Soral, mais ils ont vu Soral sur Internet ! » Cet idéologue d'extrême droite, proche de l'humoriste condamné pour antisémitisme, professe qu'une oligarchie financiaro-américano-israélienne, qu'il appelle« l'empire », domine le monde. Les Illuminati en seraient-ils une version simplifiée, plus abordable pour les jeunes ? « Soral ne parle pas vraiment des Illuminati, mais, comme d'autres entrepreneurs en complot, il reprend les codes de cette contre-culture, observe Rudy Reichstadt. Le conspirationnisme est aujourd'hui une idéologie autant qu'un business. »

A quand le cahier, la trousse et les stylos siglés « Sus aux Illuminati » ?

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