mardi 15 avril 2014

«C’est le père des enfants, il va changer»

MARIE-JOËLLE GROSREPORTAGE

A Grenoble, la brigade de protection de la famille est à l’écoute des femmes victimes de violences conjugales.

Le brigadier-chef Eric Furmanczak a une voix douce, presque monocorde. Quand il interroge une femme venue lui révéler ce que son mari lui fait subir, en fermant les yeux, on pourrait se croire chez un psy. Pourtant, aucun divan dans le cadre. Mais des chaises sans confort et tout le mobilier hors d’âge propre aux commissariats.
Ici, à l’hôtel de police de Grenoble, le chef de la brigade de protection de la famille, 54 ans, un ancien CRS, parle de «cocooning», de «traumatisme du dépôt de plainte», d’«emprise».A priori pas des mots prétextes, ce policier est du genre empathique. D’ailleurs, c’est vers lui que le Service d’information et de communication de la police nationale (Sicop) aiguille les journalistes. Et pour cause. «Ce qui m’importe, dit-il, c’est le regard porté sur les dossiers, les victimes.» Il arrive, souvent, que l’une d’elle parvienne jusqu’au perron de l’hôtel de police, pousse la porte, hésitante, et fasse finalement demi-tour avant d’avoir croisé un seul agent. Plus envie de parler, pas maintenant, avec en petite musique de fond, cette ritournelle : «C’est le père des enfants, il va changer.» Furmanczak s’est fixé une règle : la recevoir vite, ne pas la laisser attendre, l’encourager à parler. Ça tombe bien, Najat Vallaud-Belkacem, la ministre des Droits des femmes, a le même objectif. Et a intégré dans sa loi sur l’égalité entre les femmes et les hommes des articles pour renforcer la lutte contre les violences conjugales (lire ci-dessous).
A Grenoble, on mise sur une organisation «à l’écoute». La police intervient en coordination avec un service d’aide aux victimes, des assistants sociaux et des psys. «On évalue la profondeur du mal-être, raconte Furmanczak. Est-ce que proposer les services de l’aide sociale suffit, ou est-ce que ça relève du pénal ?» Le territoire d’intervention de la brigade, c’est l’agglomération grenobloise et six communes alentour, soient une majorité de tours, de quartiers sensibles. Avec en toile de fond, «chômage, précarité, alcool», résume le brigadier-chef. Son périmètre ne va pas jusqu’aux villages cossus des ingénieurs et des chercheurs. Les gendarmes prennent le relais.
«Histoire unique». Ce mardi-là, ils sont trois policiers dans les locaux de la brigade. Furmanczak et deux femmes gardiens de la paix. Deux fortes personnalités, la trentaine, l’une brune, l’autre rousse. «Dans les couples, c’est jamais tout noir ou tout blanc. Et chaque histoire est unique,raconte la brune. Mais il y a souvent un scénario commun. L’homme dénigre la femme de façon répétée. Il la coupe de sa famille, l’isole de ses amis, de l’extérieur. Il la fragilise pour pouvoir la tenir à sa merci. Elle finira par ne plus avoir suffisamment confiance en elle pour partir. Et, avant ça, pour parler.»
Jusqu’en 2009, la brigade de protection de la famille s’appelait la brigade des mineurs et se concentrait sur les enfants (inceste, pédophilie, bébés secoués, jeunes fugueurs, etc.). Sa compétence s’est élargie à toutes les violences intrafamiliales et les policiers ont été formés en particulier à l’écoute des violences conjugales. Mais la brigade a du mal à trouver des candidats en interne. «Ce qu’on entend dérange. Tout peut nous ramener à notre histoire personnelle. Quand on rentre chez nous, on ne parle pas de ce qu’on a fait dans la journée, poursuit la brune. Et on a aussi un humour très particulier que nos collègues, souvent, ne comprennent pas.»
Dans les bureaux de la brigade, entre des murs recouverts d’affiches de films et de cartes postales, on procède aux auditions des «mis en cause» - des hommes, dans l’immense majorité des cas. Les «gardés à vue»passent la nuit «en geôle», située plus bas dans les étages de l’hôtel de police. Et même si l’objectif poursuivi est les aveux, «il faut savoir faire avec la charge émotionnelle» lorsqu’ils tombent. Comme dit Furmanczak : «S’oindre [se protéger] face à toutes ces situations.» Ensuite, les dossiers sont transmis aux magistrats, qui décident des suites à donner. En 2013, sur 327 plaintes pour violences conjugales traitées par la brigade, 123 ont donné lieu à une garde à vue, puis à 24 déferrements et finalement 9 personnes ont été écrouées. Quand une femme se présente, en fonction de son état, l’agent peut faire appel à la psychologue, Véronique Cabos, qui a un bureau dans l’hôtel de police. Son rôle : aiguiller vers des soins ou une association. «Les policiers sont dans une recherche de vérité, ils veulent des éléments de preuves, des réponses,explique la psychologue. Moi, j’écoute d’abord et ça aide la victime à ordonner son récit. Mon but n’est pas de lui faire déposer plainte à tout prix.» Elle explique que les violences physiques se doublent toujours de violences psychologiques. Ce qu’elles entendent ? «Pute», «salope», «tu ressembles à rien», «tu sers à rien», «t’es grosse», «t’es moche».Souvent devant les enfants. 40% des violences commencent au moment de la grossesse. Parfois, l’homme se fait spécialiste des messages contradictoires : les femmes s’y perdent. «Leur personnalité finit par s’effacer, totalement écrasée», poursuit la psychologue.
Culpabilité. La domination opère partout : au lit par exemple, il la force à crier, pour que les voisins entendent. Il veut absolument avoir des rapports sexuels, ne la lâche pas tant qu’elle n’a pas cédé. Pour pouvoir dormir, elle le laisse faire. D’autres violences viennent parfois s’intercaler. Par exemple, il lui a pris sa carte bancaire, elle n’a plus de moyens de paiement, devient totalement dépendante de lui. Autre point commun à ces situations : la séparation ne marque pas la fin des violences, «surtout quand il y a des enfants», souligne Véronique Cabos.
Dans chaque histoire, quel que soit le milieu social, il y a ces deux mêmes obstacles à surmonter, la culpabilité et la honte. La psychologue et les policiers font le même constat : «Dans les quartiers populaires, il existe un tissu associatif qui permet aux femmes de trouver une oreille, des conseils, et finalement de savoir où s’adresser. Une femme de milieu social plus aisé sera sans doute plus isolée : ses occasions de croiser des assistants sociaux sont plus rares.» Comme celle-ci, qui a fini par se séparer : ils faisaient chambre à part. Pour lui pourrir son sommeil, il attendait qu’elle soit endormie, entrait dans sa chambre et lui jetait un verre d’eau au visage, toutes les nuits. Ou encore, cette femme de médecin qui avait arrêté de travailler parce que son mari l’exigeait. Pour dénoncer les violences qu’il lui imposait, elle devait «le faire tomber de son piédestal, résume Eric Furmanczak. Sa souffrance était énorme, mais elle avait perdu toute faculté à agir. On l’a accompagnée, jusqu’à ce qu’elle retrouve assez de force pour porter plainte.»
Ensuite, le dossier passe au juge. Et la brigade à une autre histoire. «On ne sait jamais ce qu’une journée nous réserve. Il faut aimer les gens, philosophe le brigadier-chef. Notre matière, c’est l’humain.» La brune ajoute :«Et sa motivation, c’est faire chier.»
Par Marie-Joëlle Gros Envoyée spéciale à Grenoble Photos Pablo Chignard

Un  arsenal  de  mesures  pour  éviter  le  pire

Le texte de loi sur l’égalité revient au Sénat. Des articles renforcent la protection des femmes.

Et re. Le projet de loi sur l’égalité entre les femmes et les hommes revient jeudi au Sénat. Il a été adopté fin janvier en première lecture par l’Assemblée nationale à une très large majorité (359 voix pour, 24 contre, dont 21 UMP et 2 FN). Et ce, n’en déplaise à la poignée de réactionnaires qui ont cru bon d’entacher le débat sur le droit inconditionnel des femmes à l’avortement, lors de la suppression de la «notion de détresse», avec des propos aussi disgracieux que d’un autre âge. Ce texte a pour ambition de passer de l’égalité de droits à l’égalité réelle, dans tous les domaines.
Dans la sphère économique, par exemple, en interdisant aux entreprises ne respectant pas l’égalité professionnelle de prétendre à des marchés publics. Dans le monde politique, notamment en taxant les subventions de l’Etat aux partis politiques qui ne respecteront pas la parité à compter des législatives de 2017. Dans la vie privée, enfin, en encourageant les pères à prendre des congés parentaux. Mais cette fusée «égalité» à plusieurs étages comporte aussi un important volet dédié aux violences faites aux femmes. Un ajout propre à renforcer le côté fourre-tout de ce projet de loi ? Pire, une vision victimaire de la condition féminine quand ce projet de loi porte l’égalité à la boutonnière ? Pour la ministre des Droits des femmes, Najat Vallaud-Belkacem, à l’origine du texte, «tout est lié. Les stéréotypes qui conduisent les femmes à certains métiers et les hommes à d’autres sont les mêmes que ceux qui amènent un homme à refuser l’égalité dans son couple». Voire à rabaisser et frapper.
Et puis, au fond, c’est la réalité qui a fait loi, dans un pays où une femme meurt tous les deux jours et demi sous les coups de son compagnon. Et où, autre forme de violence, 40% des pensions alimentaires en cas de divorce ne sont pas payées, ou que partiellement. Le texte même pas entré en vigueur, un système de garantie publique contre les impayés est déjà expérimenté depuis le début du mois dans vingt départements. Pour le reste, l’objectif est qu’«aucune violence ne reste sans réponse». En toile de fond, une dizaine d’articles dont un allongement de l’ordonnance de protection (de quatre à six mois). Cette mesure, prise par un juge aux affaires familiales vise à interdire à l’auteur de violences de s’approcher de sa victime. Elle encadre aussi l’exercice de l’autorité parentale, accorde la jouissance du logement à la victime, etc.
Autre carte : mettre en œuvre des stages de responsabilisation des auteurs de violence à tout moment de la procédure pénale, afin de les confronter à la gravité de leurs actes et les sortir du déni. Comment ? «On planche sur une maquette», répond l’entourage de la ministre. En complément, plusieurs articles doivent faciliter les demandes d’aide. Comme le numéro d’appel 39 19 dédié aux violences conjugales, qui devrait être accessible le week-end et sur une amplitude horaire plus large. Quant au «téléphone grand danger», qui permet aux femmes victimes de violence déjà connues de la justice d’être secourues en moins de dix minutes, il doit être généralisé après avoir déjà été expérimenté dans plusieurs départements (Seine-Saint-Denis, Paris…). Enfin, tous les professionnels au contact des victimes - policiers, médecins, magistrats, enseignants - devront être formés pour ne pas passer à côté d’une victime qui a besoin d’écoute (lire ci-dessus). Derrière cet arsenal, une volonté portée par Najat Vallaud-Belkacem :«Faire monter le niveau de vigilance dans la société.»
Catherine Mallaval

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