lundi 3 mars 2014

Agonie du nourrisson, des mots sur l’inconcevable

ERIC FAVEREAU

Peut-on imaginer une situation plus inhumaine ? Peut-on, comme le permet la loi Leonetti, laisser mourir de faim et de soif un nourrisson, lorsque tous les acteurs estiment qu’il ne peut plus vivre en l’état ? Rien que d’en parler, l’effroi guette, les gens se détournent.
Il y a quelques années, en France, lorsqu’un nouveau-né arrivait au monde avec un cerveau en grande partie détruit - suite à une anoxie ou en raison d’une grave pathologie intra-utérine -, les équipes de réanimation néonatale, après quelques jours d’observation et de confirmation du diagnostic, pratiquaient des gestes actifs mettant fin à cette vie qui paraissait n’avoir aucun sens. Depuis la loi Leonetti de 2005 qui encadre la fin de vie, les équipes de réanimation ont voulu sortir de ces actes transgressifs et se mettre dans les règles, en s’engageant dans des soins palliatifs en néonatalogie.

Les pratiques ont peu à peu changé : lorsqu’il y a le sentiment d’une obstination déraisonnable des soins, la médecine peut décider de se retirer et, pour éviter tout geste actif de mort, propose un arrêt d’alimentation et d’hydratation artificielle, considérées comme des soins(lire page 5). Il s’agit ainsi de respecter aux plus près le «laisser mourir», en évitant le «faire mourir». C’est ce qui se passe dans la plupart des équipes de réanimation néonatale.

«UN SENTIMENT D’EFFROI»

Le Centre d’éthique clinique de Cochin, à Paris, vient d’achever une étude sur ces nouvelles pratiques. «Des pratiques à l’épreuve du réel», est-il dit en sous-titre de ce travail inédit. Et impossibles. Comment, en effet, en parler ? Pour la philosophe Marta Spranzi, «la loi a apporté quelque chose, mais elle laisse intact le dilemme tragique de laisser mourir un enfant». Elizabeth Belghiti, psychologue : «C’est un sentiment d’effroi. Il y a quelque chose d’inconcevable. Comment ne pas nourrir un nourrisson, alors qu’un enfant, on le nourrit, c’est le lien.» Un médecin-réanimateur : «Il y avait une atmosphère difficile, les infirmières pleuraient, le visage du nourrisson devenait si lisse que l’on ne voyait plus d’expressions.»
Pourtant, après avoir interrogé un grand nombre d’acteurs, quelque chose d’exceptionnel ressort de ce travail et des propos tenus par les uns et les autres : parents, médecins, équipes soignantes. Comme si, devant cet inconcevable, s’élaboraient des mots et des attitudes d’une grande humanité. Mais à quel prix ? Une autre interrogation s’enkyste aussi sur le bienfait de la loi Leonetti : à force de vouloir respecter le refus de tout geste létal, n’entraîne-t-on pas les uns et les autres dans des failles éthiques ?
Retour, donc, au réel. Le travail réalisé par les chercheurs de Cochin est rétrospectif. Il a consisté à retourner voir trois équipes de réanimation et des parents ayant vécu cette situation. En tout, l’histoire de 25 enfants. Et, toujours, une équipe médicale qui, à un moment donné, décide collégialement et en accord avec les parents d’arrêter les soins, mais aussi l’alimentation et l’hydratation artificielle de ces nourrissons de quelques jours, ou de quelques semaines tout au plus.
Premier constat : les pratiques sont variables. La décision médicale n’est pas appliquée de la même façon, et les chercheurs ont pointé trois modèles, chacun reposant sur les convictions du chef de service. Le premier modèle se veut, avant tout, non actif : l’équipe se défend de toute intention de mort. On arrête certes l’alimentation et l’hydratation artificielle, mais un biberon est régulièrement proposé au nourrisson et on laisse faire. «Nous sommes dans l’incertitude, et on voit ce qui se passe», dit l’équipe. Certains enfants vont même survivre, bien souvent avec des handicaps très lourds ; d’autres pas.
Le deuxième modèle est beaucoup plus actif. L’intention est claire, l’équipe arrête tout soin, toute alimentation et hydratation, mais elle accompagne l’enfant avec une sédation, «pour qu’il avance tranquillement vers la mort, sans souffrir». Les parents sont au courant, et l’enfant meurt dans les deux ou trois jours. Les médecins, eux, sont conscients d’être un brin transgressifs vis-à-vis de la loi, mais l’assument totalement. «La loi Leonetti est importante, elle nous a donné un cadre. Mais, à titre personnel, je défends la transgression lorsque la mort semble la meilleure des solutions, c’est pour moi une responsabilité éthique», explique l’un d’eux.
Enfin, le troisième modèle se situe entre les deux précédents : l’intention que l’enfant ne vive pas est clairement affichée mais on ne veut pas transgresser. On arrête tout, on essaye le biberon mais sans trop de conviction, juste pour vérifier que l’enfant n’arrive pas à s’alimenter seul ; puis, on arrête de le lui proposer, et on le laisse mourir «naturellement», comme le suppose la loi, sans jamais augmenter les sédatifs. Mais cela peut durer longtemps. Deux, voire trois semaines. Un délai qui crée un désarroi majeur, la plupart du temps très mal vécu par les parents.

«DU TEMPS NON MÉDICALISÉ, SANS FIL, NI MACHINE»

L’étude, présentée par le Dr Véronique Fournier au congrès de réanimation néonatale, montre que 60% des équipes ont plutôt «un bon ressenti» de ce type de décisions, aucune ne regrette le temps ancien. A l’inverse, 60% des parents ont un mauvais ressenti. Ils témoignent :«Assez rapidement, on s’est dit : "On ne veut pas de cette vie-là pour notre enfant, mais que faire ?" On nous a dit : "Pas d’intervention humaine pour le faire mourir, c’est interdit". Les deux jours pendant lesquels on a attendu de savoir s’ils allaient décider l’arrêt de l’alimentation et de l’hydratation ont été une torture, on devenait fou, on ne voulait pas que l’on force notre enfant à vivre.» Autre propos : «Ce n’est pas aux médecins de décider si on veut un enfant handicapé. Nous, on sait que l’on peut l’accueillir, mais on ne peut pas imposer cela à des parents.»
Dans la pratique, cet arrêt se passe en deux phases. Pour la première fois, les parents, qui n’ont jamais pu porter leur enfant car il a été dès la naissance recouvert de tuyaux et de perfusions, vont pouvoir le prendre dans les bras, sans aucune trace de la médecine, voire dormir avec lui s’ils le souhaitent. «Les parents sont nombreux à exprimer qu’ils ont été heureux de ces quelques jours supplémentaires qui leur ont été donnés avec leur enfant, note le Dr Fournier. Ils apprécient ce temps non médicalisé, sans fil ni machine, échappant au contrôle médical, un temps qui permet à toute la famille de rencontrer le bébé et de se préparer à sa mort.»«Au début, je voulais une euthanasie, mais je suis finalement contente d’avoir eu ces quelques jours pour le laisser partir»,a témoigné l’un d’entre eux. «Tous disent, poursuit le Dr Fournier, que ce temps devient angoissant s’il se prolonge : il est insupportable au-delà de trois, quatre jours, et intolérable au-delà d’une semaine.»«Il est inhumain d’attendre aussi longtemps que son bébé meure», a exprimé une mère.
Un autre parent relate : «On a vécu l’enfer, cela a été trop, trop long, on attendait, on attendait ; la dernière semaine, on n’arrivait plus à y aller.» Ou encore : «Ils m’avaient dit que ce serait court, cela a duré dix-huit jours, c’était un bébé potelé, à la fin elle était devenue méconnaissable.» Un médecin avoue : «Au bout de huit jours, la tentation de l’euthanasie devient lancinante.» Tous le disent, la relation se délite vite, quels que soient les efforts fournis, car l’épreuve est trop difficile à soutenir : «Au bout de quelques jours, les parents ne viennent plus, c’est trop insupportable», note un médecin. «Il en va de même lorsque l’avenir de l’enfant reste trop longtemps incertain, fluctuant pendant des semaines entre chronique d’une mort annoncée et survie dont on ne sait pas bien quelle sera la qualité», analyse le Dr Fournier.«On nous l’a annoncé pour mort plusieurs fois. C’est horrible ce qu’ils nous font vivre», se souvient un autre couple.

«LE LAISSER MOURIR N’EST PAS NATUREL»

Que déduire de cette étude inouïe ? Laurence Brunet est juriste, elle a travaillé sur cette recherche : «Ce qui m’a troublé, c’est quand même l’hétérogénéité des pratiques. Les parents n’ont pas le choix, ils doivent s’adapter et, finalement, consentir à ce que leur propose l’équipe, quel que soit le modèle. Toutes les équipes se disent satisfaites du cadre que leur a apporté la loi Leonetti, mais, je le redis, les parents n’ont pas le choix du modèle.» Marta Spranzi estime, elle, qu’«on reste dans une ambiguïté fondamentale : quoi qu’on en dise, arrêter la réanimation est un geste actif. Quand j’entends dire qu’on laisse la mort naturelle survenir, cela me frappe car cela n’a rien de naturel, c’est une succession d’actes techniques». «Le laisser mourir n’est pas naturel,insiste-t-elle, encore moins quand il s’agit d’un nourrisson.»
Que répondre à ceux qui estiment que ce n’est pas à l’équipe de décider de ne pas provoquer la mort, ni même de la choisir ? Pour Laurence Brunet, «cette mise en avant de l’incertitude médicale est un argument sincère, mais renvoyer aux parents cette incertitude est terrible». Et puis, il y a la question du temps. Tous l’affirment, le vivent, «c’est insupportable». Laurence Brunet : «Ils disent que les deux ou trois premiers jours, quand ils peuvent pour certains prendre leur enfant dans leurs bras, il y a une intimité qu’ils n’avaient jamais vécue, mais dès que cela dure, dès que la peau se dégrade, c’est insupportable.»Marta Spranzi : «Il y a cette idée qu’il faut que les parents fassent le deuil. J’en doute, nous avons vu beaucoup de souffrance. Plus le lien se fait, plus la séparation est dure.» Laurence Brunet : «D’autant que la dégradation du corps est inhumaine. Voire leur enfant devenir une poupée de chiffon… C’est souvent les dernières images qui vont donner du sens à cette fin de vie.»
Elisabeth Belghiti, psychologue, fait une analyse encore plus terrible et revient au point de départ : «Quand on va dire aux parents que leur enfant ne va pas souffrir de la faim, est-ce concevable ? Entendable ? Je ne le crois pas, nourrir son enfant, c’est le cœur de la parentalité. L’arrêter, c’est impensable.» Et puis, ce temps d’agonie qui dure : «C’est un faux-semblant de vie, avec un petit corps qui souffre, qui se rétrécit. Un nourrisson ? On le voit grandir. Là, c’est l’inverse, c’est à la limite de l’humain.» Des parents ne viennent pas. D’autres ne viennent plus. «Ils ne se sentent pas coupables, mais responsables, dit Belghiti. Ils ont quand même donné leur accord, ils sont tous pour l’arrêt des soins, mais celui de l’alimentation, c’est autre chose… Assister à la décroissance de son enfant ? Ils en sont hantés.»
Terrible dilemme. Rarement une pratique médicale de fin de vie n’a été analysée d’aussi près, et rarement autant d’interrogations ne demeurent. Avec ce risque qui émerge : à ne pas vouloir donner la mort, ne détruit-on pas, paradoxalement, les vivants ?

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