jeudi 27 février 2014

Etre pauvre, et se battre

LE MONDE CULTURE ET IDEES | Par 
Image extraite de "Se battre" (mars 2014), un documentaire de Jean-Pierre Duret et Andrea Santana.
Se battre. C'est à ce programme pugnace qu'invite le documentaire du même nom qui sortira, mercredi 5 mars, dans une vingtaine de salles françaises. Face à la précarité qui touche environ 13 millions de Français, le film adopte une approche et un ton inaccoutumés. Refusant tant la commisération que le militantisme, il nous montre comment des gens socialement au bord du gouffre — qui pourraient être demain chacun d'entre nous — ont décidé de s'accrocher, et comment d'autres, prodiguant leur générosité au sein des réseaux associatifs, ont décidé de les aider. Dans une période de crise généralisée, et dans un pays que sondages et études s'accordent à décrire comme le plus déprimé d'Europe, voilà un air qu'on n'était plus trop habitué à entendre.
Les réalisateurs se nomment Jean-Pierre Duret et Andrea Santana. Ils ont tourné à Givors, une cité ouvrière de la banlieue lyonnaise dont la désindustrialisation a plongé une partie de la population dans un chômage et une précarité endémiques. On y rencontre, de fait, des gens de toutes origines, ethniques et sociales, de tous âges, qui ont en partage la honte de déchoir, la hantise de tenir, l'angoisse de basculer. Ils constituent une société à l'ombre de la société. Qu'un film aussi admirable, tourné avec les 70 000 euros avancés par la société de production Agat Films, ait été réalisé sans l'aide d'aucune télévision ni d'aucun distributeur en dit long sur la difficulté à faire de la pauvreté, du moins telle qu'elle est regardée dans ce film sans pathos et sans facilité, un sujet de cinéma.


Entre les divers maux dont l'humanité s'accable, on sait que le cinéma a toujours préféré la guerre et sa cinégénie. La pauvreté, passion triste, plaie honteuse et soustraite au regard, a en revanche toujours relevé, pour cet art du divertissement, de la quadrature du cercle. Il n'a pourtant cessé de s'y essayer, avec plus ou moins de justesse, de décence, de réussite. L'histoire de ce regard serait celle d'un très long accommodement, du moins pour un cinéma de fiction tenu aux vertus de la distraction.
LE VAGABOND, ARCHÉTYPE DE LA PAUVRETÉ AU CINÉMA
On fête justement cette année le 100e anniversaire d'un personnage destiné à devenir l'archétype de la pauvreté au cinéma : le vagabond. Il s'agit bien sûr de Charlot, qui apparaît pour la première fois le 7 février 1914 dans un film d'Henry Lehrman intitulé The Kid Auto Race at Venice (connu en français sous le titre Charlot est content de lui). Dans cette bobine de sept minutes qui se déroule au bord de la piste d'une course de voitures pour enfants en Californie, Charlie Chaplin interprète un clochard faisant mille pitreries devant la caméra d'une équipe de cinéma venue filmer l'événement. Chassé à coups de poing et de pied, le héros revient cent fois, sans raison valable, narguer l'opérateur dans son champ de vision. L'argument est d'une belle finesse : il montre d'un côté que la place du pauvre est hors cadre, et de l'autre qu'il s'y invite par effraction, imposant par le rire un personnage appelé à devenir l'un des plus aimés de l'histoire du cinéma.
Cette ambiguïté inaugurale perdure tout au long de l'âge classique du cinéma. Le pauvre américain, quand il n'est pas miraculeusement « racheté » par un généreux donateur, obtient le plus souvent sa naturalisation hollywoodienne à la condition de se transformer durant une heure et trente minutes en nanti, par la grâce d'un quiproquo (de La Vie facile, de Mitchell Leisen, en 1937, à Millionnaire pour un jour, de Franck Capra, en 1961).
En France, Jean Renoir réplique à Chaplin en invitant un Michel Simon impérial à tenir le rôle du clochard céleste, anar et lubrique, dans Boudu sauvé des eaux (1932). Exaltante exultation de la pauvreté. Pour le reste, qui appartient au réalisme poétique, Jean Gabin est la grande figure d'un petit peuple que le malheur rehausse, pour l'éternité, en héros de tragédie. Il faudrait aborder les rives lointaines du cinéma japonais pour trouver, dans l'art sec du mélodrame d'un Mizoguchi ou d'un Ozu, des tentatives plus réalistes de figurer la pauvreté à l'écran.
Mais l'épouvantable onde de choc de la seconde guerre mondiale brouille les cartes. Un autre cinéma apparaît, qui se sent moins tenu au contrat fictionnel, au confort et à la décence de l'illusion. Sur le champ de ruines de l'Italie humiliée, le néoréalisme nous force à regarder en face le trivial désespoir d'un ouvrier, interprété dans les rues de Rome par un non-professionnel, dépossédé de son outil de travail par aussi pauvre que lui (Le Voleur de bicyclette, de Vittorio De Sica, 1948). Pier Paolo Pasolini prend la suite avec une rage blasphématoire (La Ricotta,1963), tandis que la comédie à l'italienne fait de la misère le matériau d'une farce obscène et monstrueuse, à l'image de la société qui la produit (Affreux, sales et méchants, d'Ettore Scola, 1976).
« ESTHÉTIQUE DE LA FAIM »
Les Italiens ne sont pas seuls. Partout dans le monde, de nouvelles formes esthétiques émergent, qui accueillent la misère des hommes comme jamais la fiction ne l'avait osé. A Mexico, Luis Buñuel immortalise les gosses des rues dans l'impitoyableLos Olvidados (1950). A New York, Lionel Rogosin tourne On the Bowery (1956) avec les estropiés de la mégalopole. Au début des années 1960 émerge la veine sociale du Free Cinema anglais, qui ouvrira la voie à un cinéaste comme Ken Loach. On assiste aussi à l'essor cinématographique du continent africain, dont la pauvreté sera l'un des thèmes majeurs, par exemple, dans le canonique Touki bouki (1973), de l'immense cinéaste sénégalais Djibril Diop Mambety. La misère devient même le ferment d'une promesse messianique et révolutionnaire, comme dans l'oeuvre du Brésilien Glauber Rocha, qui invente à son usage une « esthétique de la faim » : un cinéma pauvre en financements et rageur. On sait ce qu'il advint de cet espoir. Le triomphe du néolibéralisme et l'aggravation des inégalités sont devenus aujourd'hui une inépuisable source de révolte cinématographique.
On constate celle-ci dans le cinéma indépendant américain, avec des films qui évoquent une jeunesse sacrifiée, à l'instar de Wendy and Lucy (2008), de Kelly Reichardt, ou de Putty Hill (2010), de Matt Porterfield. On la voit en Asie depuis Saudade (2011), du Japonais Katsuya Tomita, jusqu'aux Chiens errants (2014), du Taïwanais Tsai Ming-liang, en passant par Touch of Sin (2013), du Chinois Jia Zhangke, qui nous prédisent l'apocalypse sociale. La France n'est pas en reste, avec des films aussi percutants queBas-fonds (2010), d'Isild Le Besco, ou Louise Wimmer (2012), de Cyril Mennegun, qui rendent presque palpable la réalité de l'exclusion. Citons encore trois cinéastes, au style puissant mais radicalement différent, dont les ?uvres sont autant de havres dédiés à ces invisibles peuplant les friches urbaines. On pense aux frères Dardenne en Belgique, à Pedro Costa au Portugal, à Aki Kaurimaki en Finlande.
Par-delà les univers esthétiques, on constate dans toutes ces ?uvres une même tendance à s'ouvrir au réel, par le recours au fait divers, l'étude documentée, l'emploi d'acteurs non professionnels, le style du tournage. En cela, cette fiction moderne se rapproche du documentaire. Celui-ci, en revanche, a de plus longue date une relation élective et frontale à la question sociale et à la souffrance des hommes. Très tôt, le genre a rapporté du sous-continent de la pauvreté des ?uvres-chocs, engagées, qui ne dédaignent pas à l'occasion de pousser au noir une réalité déjà bien sombre.Borinage (1933), du Belge Henri Storck et du Néerlandais Joris Ivens, dépeint la misère noire des mineurs ; Terre sans pain(1933), de l'Espagnol Luis Buñuel, cloue au pilori une région d'Espagne déshéritée ; Housing Problems (1935), de John Grierson, détourne une commande officielle en donnant la parole en son direct aux habitants des taudis londoniens.
Aujourd'hui, les mêmes causes produisent les mêmes effets mais plus les mêmes réponses. Le documentaire nous révèle l'apparition d'un nouvel acteur de la pauvreté : le paria. Il est l'exclu solitaire d'après l'atomisation néolibérale. On est ici au-delà de la pauvreté, de la cloche, de la marge, toutes notions impliquant un rapport dialectique à la collectivité. On est ici dans la rupture consommée avec le semblable, isolé dans les friches urbaines ou au fond des bois, le plus loin qu'il se puisse de la société. Cette nouvelle humanité tend avec douleur et orgueil vers la bête, le rebut, le déchet. C'est le caillou ultime dans le jardin productiviste. Voyez L'Homme sans nom (2009), du Chinois Wang Bing, voyez Le Plein Pays (2009), d'Antoine Boutet, voyez Fading (2010), d'Oliver Zabat. Contrairement aux personnages de Se battre, qui se tiennent dans l'ordre d'une réversibilité, ces exclus-là, nous le savons comme ils le savent, ne reviendront jamais. C'est toute la distance qui sépare le cinéma de la déréliction du cinéma de l'espérance. Les deux ont leur noblesse.


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