vendredi 3 janvier 2014

Notre visage, façonné par l’ADN poubelle

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | 
Le généticien américano-japonais Susumo Ohno inventa, en 1972, le terme « Junk DNA », que l’on traduit en français par « ADN poubelle ». Il s’agit des régions de l’ADN qui ne codent pas directement pour la fabrication des protéines. Cet ADN représente 98,5 % de la totalité de nos chromosomes. Il a fallu attendre 2005 pour réaliser qu’Ohno s’était trompé : ce prétendu ADN poubelle n’est pas inutile.
Jusqu’à l’an 2000 et l’arrivée des séquenceurs ADN modernes, les généticiens ne savaient séquencer que de minuscules segments de chromosomes. Ils ne s’intéressaient qu’aux gènes et négligeaient le reste des séquences ADN. Le raisonnement était circulaire : en ne séquençant pas l’ADN poubelle, on ne risquait pas de lui découvrir un rôle.
Pourtant, cet ADN a un rôle crucial dans la définition de nos caractéristiques physiques, médicales et intellectuelles.
Le programme international Encode a montré que plusieurs millions de séquences régulatrices des gènes, véritables « interrupteurs génétiques », sont situés dans l’ADN poubelle. Les scientifiques sont en train de déterminer leur rôle dans nos maladies et nos caractéristiques dont l’origine génétique restait non élucidée. Par exemple, les formes de nos visages sont d’évidence fortement héritables mais leur origine génétique restait mal connue. Les variations des séquences des gènes n’expliquent qu’une part des traits de nos visages.
Une étude récente, menée par le professeur Catia Attanasio et publiée dans Science, prouve que la finesse de nos visages est codée par l’ADN poubelle. Son équipe a démontré que les séquences d’ADN appelées « enhancers », qui régulent l’activité des gènes, jouent un rôle essentiel dans les formes des visages des mammifères. Chez la souris, plusieurs milliers de ces régulateurs influençant la forme de la face ont été identifiés. Leur suppression entraîne d’ailleurs des anomalies majeures.
Ces séquences ADN sont bien conservées chez l’homme, ce qui permet de généraliser les résultats du professeur Attanasio à l’espèce humaine. Le fait que ces séquences soient situées dans les mêmes régions chromosomiques que celles impliquées dans les becs-de-lièvre et fentes palatines laisse penser que ces pathologies sont liées à des mutations de ces zones régulatrices. Accessoirement, cette étude ouvre la porte au portrait-robot génétique : il va devenir possible de dessiner le visage des criminels à partir de leurs traces ADN sur les scènes de crime, ce que les bases de données ADN de la police ne permettent pas aujourd’hui.
De la même façon, des études récentes ont montré que cet ADN poubelle joue un rôle essentiel dans l’apparition des handicaps mentaux. Ces travaux prouvent que la lecture de la totalité des trois milliards de messagers chimiques de nos chromosomes, et non plus des seuls gènes, est indispensable pour cerner nos risques médicaux.
L’effondrement du coût du séquençage de l’ADN démocratise la lecture de la totalité de nos chromosomes. Mais elle change radicalement la quantité de données que les médecins vont devoir traiter à l’avenir. La formation des médecins au « data-mining » et au « big data » devient ainsi une urgence. Sinon, le risque est grand que les analyses génétiques soient réalisées demain par les filiales médicales de Google : 23andMe et Calico.

Chirurgien urologue, président de DNAVision (l.alexandre@dnavision.be)

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