vendredi 31 janvier 2014

L’autisme sous l’objectif

LE MONDE CULTURE ET IDEES | 
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Mariana Otero sur le tournage du documentaire "A ciel ouvert".
Mariana Otero sur le tournage du documentaire "A ciel ouvert". | Romain Baudean
Elle a 12 ans, peut-être 13. A genoux dans la terre d’un potager, Alyson attrape à deux doigts un ver de terre et l’exhibe avec jubilation devant la caméra. On la retrouve plus tard dans une cuisine, préparant un gâteau avec une jeune femme. Soudain, Alyson s’arrête de pétrir la pâte : son imagination en a vu sortir des « bêtes », l’angoisse la prend, elle ne peut continuer. A ciel ouvert, le magnifique film de Mariana Otero sorti en salles en janvier, se reflète bien dans cette contradiction : à mesure que l’on y chemine, on découvre que rien n’est ordinaire derrière l’apparente banalité des gestes quotidiens. Alyson, Amina, Evanne ou Jean-Hugues ont une manière singulière de bouger, de communiquer, d’être au monde. Plus on croit les approcher, plus ils nous échappent. Et plus ils nous touchent.
COURTIL, UNE INSTITUTION PUBLIQUE BELGE
A ciel ouvert a été tourné au Courtil, une institution publique belge qui accueille 250 enfants et adolescents en grande difficulté psychique. Beaucoup sont atteints de troubles autistiques. Il ne s’agit pourtant pas d’un film sur l’autisme, ni sur le handicap mental. « J’ai voulu donner à comprendre quelque chose de la folie, qui est l’altérité la plus grande », explique Mariana Otero. A ciel ouvert est un film sur la radicale différence de l’Autre. Sur ces enfants et leur souffrance, il porte un regard libre, créateur, résolument au-dessus des polémiques.
Or les dissensions, voire les passions ne manquent pas autour de l’autisme. Des passions qui se traduisent en images, comme le montrent de nombreux documentaires récemment réalisés sur ce grave trouble du développement. A commencer par Le Mur. La psychanalyse à l’épreuve de l’autisme, de Sophie Robert, violente charge contre l’approche psychanalytique de ce handicap, dont la diffusion sur Internet, interdite depuis deux ans par la justice, est à nouveau autorisée depuis le 16 janvier.
BATAILLE IDÉOLOGIQUE ENTRE LA PÉDOPSYCHIATRIE FRANÇAISE ET LES TENANTS DE TECHNIQUES COMPORTEMENTALISTES
Pour comprendre en quoi A ciel ouvert, œuvre de pur cinéma, diffère des documentaires plus ou moins militants que l’on peut voir par ailleurs, il faut revenir sur les années agitées que viennent de connaître les familles et les professionnels concernés par l’autisme, déclaré grande cause nationale 2012.
Le diagnostic bouleverse les familles, les entraînant souvent dans une spirale de souffrance. Celle-ci est d’autant plus exacerbée que la prise en charge de ces enfants, à l’école comme en institution, reste notoirement insuffisante en France. Le tout dans un contexte de bataille idéologique entre la pédopsychiatrie française, très imprégnée de psychanalyse, et les tenants de techniques comportementalistes, plus prometteuses et nettement plus développées dans les pays nordiques et anglo-saxons.
Longtemps connue des seuls milieux concernés, cette criante défaillance de structures d’accueil s’est invitée ces dernières années sur le terrain médiatique. Grâce à la pression – salutaire – des associations de familles. Grâce, aussi, à la Haute Autorité de santé, qui recommandait en mars 2012 que soit développée de façon prioritaire une prise en charge éducative et comportementale précoce de l’autisme. Demande entérinée, en mai 2013, dans le troisième plan autisme du gouvernement, en des termes qui donnèrent à la pédopsychiatrie française le sentiment d’être désavouée par son autorité de tutelle. C’est dans ce contexte, hautement conflictuel, qu’il faut replacer les récents documentaires français sur l’autisme : qu’ils le veuillent ou non, nombre d’entre eux soutiennent l’un ou l’autre camp de cette querelle idéologique.
« LE MUR »  ET LES PSYCHANALYSTES LACANIENS
Par la violence de son accusation, Le Mur tient dans ce paysage une place à part. Lorsque Sophie Robert, sa réalisatrice, diffuse à l’automne 2011, en accès libre sur Internet, ce documentaire de cinquante-deux minutes financé par l’association Autistes sans frontières, la réaction des psychanalystes lacaniens Esthela Solano-Suarez, Eric Laurent et Alexandre Stevens est immédiate. Apparaissant tous trois dans le film, ils estiment leurs propos déformés au montage et assignent la réalisatrice en justice. En janvier 2012, le tribunal de Lille leur donne raison et interdit la diffusion du film en l’état. Un jugement que vient d’infirmer la cour d’appel de Douai, estimant qu’« aucune dénaturation fautive » de leur parole ne peut être retenue contre la réalisatrice.Le Mur est donc à nouveau visible sur Internet, en accès payant.
Que voit-on donc, dans ce film qui fit tant de bruit ? Une dizaine de psychanalystes assis dans leur fauteuil, parlant doctement de« psychose », de « mère crocodile » ou de « désir incestueux ». En opposition, deux familles filmées dans leur environnement quotidien, dont les enfants autistes, nous dit-on, ont bénéficié des techniques cognitivo-comportementales. Il aurait été utile que ce documentaire aborde de plain-pied la prise en charge institutionnelle de l’autisme, et le rôle réel qu’y tient en France la psychanalyse. Une enquête, en somme, plutôt que ce procès simpliste et caricatural.
Mais Sophie Robert est passée à autre chose, et se consacre désormais à la promotion de la méthode ABA (applied behavior analysis), la plus radicale des techniques comportementales.Autisme et ABA, quelque chose en plus, documentaire de quatre-vingts minutes dont elle termine la post-production (« dans des conditions économiques très difficiles », précise-t-elle, avec un budget global de 40 000 €), a été tourné dans deux instituts médico-éducatifs (IME) expérimentaux, l’IME Eclair de Bussy-Saint-Georges (Seine-et-Marne) et l’IME Agir et vaincre l’autisme de Chambourcy (Yvelines). Images de bonheur et de jeux, mots hyper-positifs. « Il s’agit de restituer l’intelligence émotionnelle qui règne dans ces équipes et l’ambiance extraordinaire qui unit les duos éducateurs-enfants », lit-on sur le site de diffusion du documentaire, Dragon bleu TV.
« FAIRE ÉVOLUER LES SERVICES DE PÉDOPSYCHIATRIE »
Promotion, toujours, mais dans l’autre camp : L’Enfant autiste et sa famille, de Stephan Rabinovitch, documentaire de 68 minutes prochainement diffusé par l’Harmattan vidéo, fait découvrir le travail de deux services rattachés à des hôpitaux généraux, à Créteil (Val-de-Marne) et à Gonesse (Val-d’Oise). « Loin des caricatures et des polémiques, ce film témoigne de l’évolution des pratiques des secteurs de psychiatrie juvénile », indique la jaquette du DVD. « Les équipes soignantes m’ont ouvert toutes les portes, j’ai filmé absolument ce que je voulais dans la limite des autorisations parentales », précise le réalisateur du film. Là encore, enfants souriants et murs pimpants sont de rigueur. Thérapies psychomotrices, médiations artistiques, interventions pédagogiques en classe spécialisée rythment le quotidien de ces structures « modèles ». « Les hôpitaux de jour ont longtemps fonctionné en autarcie, sans véritable ouverture vers l’extérieur », reconnaît le docteur Jacques Sarfati, responsable du secteur de psychiatrie infanto-juvénile de Créteil, pour qui l’objectif de ce film très pédagogique est « de faire évoluer les services de pédopsychiatrie ».
Où sont donc les gentils ? Les méchants ? Au-delà de la guerre des images, tous ces reportages égrènent en fait la même musique : l’enfant autiste est une énigme, et il faut, pour l’aider, mobiliser toutes les ressources possibles. C’est aussi ce dont témoigne Florian, un défi contre l’autisme, documentaire d’Angelina Risterucci et Gérôme Bouda diffusé le 31 janvier sur France 3 Corse ViaStella, qui relate le parcours du combattant mené par des parents pour faire accepter leur enfant dans une école de la République. Ou Mon fils, un si long combat, réalisé par l’animatrice Eglantine Emeyé, qui a dû placer son enfant dans un institut spécialisé, à 800 kilomètres de chez elle, pour qu’il trouve enfin l’apaisement – ce documentaire a été diffusé le 21 janvier sur France 5.
LA SIMPLICITÉ DES SITUATIONS HUMAINES N’EXISTE PAS
Mais le film de Mariana Otero, par ce qu’il donne à voir, à ressentir et à penser, se situe radicalement ailleurs. En un lieu plus dérangeant, plus essentiel. Comme les précédents longs-métrages de cette cinéaste confirmée – La Loi du collège (1994),Histoire d’un secret (2003), Entre nos mains (2010) –, ce que dit surtout A ciel ouvert, c’est que la simplicité des situations humaines n’existe pas. Dans les troubles mentaux moins qu’ailleurs.
Faute de structures suffisantes dans notre pays, le Courtil, créé il y a trente ans à proximité de la frontière franco-belge, accueille majoritairement des enfants français. Son fondateur est Alexandre Stevens, l’un des trois psychanalystes qui ont porté plainte contre Sophie Robert. C’est une coïncidence : Mariana Otero avait commencé ses repérages avant même la première diffusion du Mur. Mais ce n’est pas un hasard si la réalisatrice, qui cherchait un endroit où elle pourrait « comprendre quelque chose de la folie », a décidé d’installer sa caméra dans cet établissement.
« J’avais vu plusieurs lieux de vie pour adultes, raconte-t-elle. Le regard porté sur les résidents était bienveillant, très respectueux, mais j’avais l’impression que l’on restait à l’orée de leur singularité. Je ne trouvais pas l’entrée. Un jour, on m’a parlé du Courtil. Au départ, je n’étais pas enthousiaste : travailler avec des enfants me gênait un peu, et la psychanalyse, pour moi, cela se passait sur un divan… Mais je suis quand même allée voir. J’ai eu une réunion avec les responsables thérapeutiques, et la première question que je leur ai posée a été celle-ci : “Pourquoi ne parlez-vous jamais de handicapés, contrairement à tous les autres lieux que j’ai visités ?” Ils m’ont expliqué que, pour eux, il ne s’agissait pas de handicapés mais d’enfants qui avaient une structure singulière, et que leur travail était de comprendre cette structure. Chacun de ces enfants avait en quelque sorte une langue privée, contrairement à nous qui avons une langue commune. Pour les aider à avancer dans la vie, il fallait d’abord comprendre cette langue. C’était exactement ce que je cherchais. »
« PETIT À PETIT, L’INVISIBLE EST DEVENU VISIBLE »

Au printemps 2011, Mariana Otero commence les repérages. « Au départ, je ne comprenais rien. Ni aux enfants ni au travail. Puis, petit à petit, l’invisible est devenu visible. Au-delà des comportements, j’ai commencé à comprendre la logique de ces enfants, et ce que les intervenants faisaient avec eux. A partir de là, j’ai su que je pouvais faire le film, en invitant le spectateur à parcourir le même chemin que moi. » Doté d’un budget de 693 000 euros (financé à 43 % par Arte et à 23 % par avance sur recettes), celui-ci a demandé près de trois ans de travail. Il a aussi transformé sa réalisatrice.
« Ces enfants m’ont conduite à questionner ce qui était pour moi de l’ordre de l’évidence : le rapport au corps, par exemple. D’une certaine manière, ils m’ont fait renaître au monde », constate-t-elle. « Si j’avais vu ce film il y a dix ans, j’aurais peut-être gagné dix ans de compréhension de mon fils », lui a dit une mère lors d’un débat public suivant la projection du film. Pour qui veut voir le monde par les yeux des autres, c’est la plus belle des récompenses.
À VOIR 

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