vendredi 20 décembre 2013

Viol, amnésie et prescription: la sage décision des juges

LE MONDE |  |Par 
L'amnésie ne justifie pas l'allongement du délai de prescription des crimes, a jugé mercredi 18 décembre la Cour de cassation. Elle a rejeté le pourvoi formé en ce sens par une plaignante qui contestait le refus d'instruire sa plainte pour viol déposée plus de trente ans après les faits au motif que ceux-ci ne lui étaient revenus en mémoire qu'à la suite d'une séance de psychothérapie sous hypnose.
C'est en 2009 que Cécile (le prénom de la plaignante a été modifié) s'était brutalement souvenue d'une scène d'agression sexuelle qu'elle aurait subie de la part d'un parent éloigné et qu'elle situait à l'été 1977. Agée de 5 ans, elle passait ses vacances dans la maison de sa grand-tante, au bord de la Charente, lorsqu'un cousin par alliance était venu leur rendre visite et s'était proposé de lui apprendre à faire du vélo.
Sur la table d'hypnose, Cécile s'était revue, enfant, dans une impasse le long de la maison, contrainte par cet homme. Elle avait hurlé le nom de son agresseur, puis ressenti une intense douleur physique. Hantée par ce souvenir, Cécile avait décidé de porter plainte, mais le juge chargé d'instruire son dossier lui avait opposé l'extinction de l'action publique. La chambre de l'instruction devant laquelle elle avait fait appel, avait ensuite confirmé l'ordonnance du juge puisque le crime était prescrit depuis quelques années.

Pour le crime de viol, ce délai de prescription est de dix ans mais lorsque la victime est âgée de moins de 15 ans au moment des faits reprochés, ce délai ne commence à courir qu'à partir du jour de sa majorité et pour une durée de vingt ans. A l'appui de son pourvoi devant la Cour de cassation, l'avocat de Cécile citait le rapport rédigé par le psychiatre Daniel Zagury, expert près la cour d'appel de Paris, selon lequel « plusieurs études ont montré de façon convaincante qu'une proportion importante de femmes victimes d'abus dans leur enfance présentaient une amnésie ». S'il ne se prononçait pas sur la réalité des faits dénoncés par Cécile, l'expert confirmait en revanche que « l'amnésie alléguée »par la jeune femme « est tout à fait compatible avec les connaissances actuelles de l'évolution à l'âge adulte des abus sexuels subis depuis l'enfance ».
Pour tenter de contourner la prescription, l'avocat s'appuyait sur la jurisprudence de la Cour de cassation en matière d'abus de bien social. Celle-ci, qui constitue une exception au principe fondamental de prescription des délits et des crimes, prévoit en effet que le délai ne court qu'à partir de la découverte des faits et non à partir du moment où ils ont été commis. L'idée qui avait prévalu lors de l'établissement de cette jurisprudence et qui prévaut toujours – en dépit de pressions intenses pour y mettre fin – était que les abus de biens sociaux étant par nature des délits dissimulés par leur auteur, ils ne pourraient jamais être poursuivis, notamment dans les dossiers politico-financiers, si on leur appliquait la prescription ordinaire de trois ans.
UN TERRIBLE PIÈGE
L'avocat de Cécile a donc défendu l'idée que sa cliente ayant été frappée d'amnésie, elle n'avait pu dénoncer les faits plus tôt. Mais comme le souligne le juge Michel Huyette dans une note consacrée à cette affaire sur son blog (Paroles de juge), la transposition de cette jurisprudence au crime de viol en cas d'amnésie « reviendrait à laisser le ou la plaignante décider seul(e) du point de départ de la prescription ». Comme on pouvait s'y attendre, l'argument du pourvoi a été balayé par la Cour de cassation.
Aussi douloureuse soit-elle pour la plaignante, cette décision est sage. N'en déplaise aux associations féministes qui continuent de militer en faveur de l'imprescriptibilité de ce crime – celle-ci n'est reconnue que pour les crimes contre l'humanité – le très long délai de prescription en matière de viol, qui a été institué pour tous les mineurs en 1998, peut être un terrible piège. Le but d'une instruction et d'un éventuel procès est en effet de savoir s'il existe des « charges suffisantes » susceptibles d'entraîner la condamnation d'un accusé puni au nom de la société et pas seulement au nom de sa victime. Or, plus les faits sont anciens et plus les éléments de preuve sont fragiles, comme en témoignent chaque semaine les dossiers de viols sur mineurs jugés par les cours d'assises, confrontées à la difficulté de déterminer une « vérité judiciaire » entre deux paroles opposées.
On peut imaginer le désarroi des juges et des jurés qui seraient amenés à se prononcer sur la réalité de faits de viols – et donc sur la condamnation de celui qui en est accusé – à partir des souvenirs d'une plaignante aujourd'hui âgée de 41 ans, pour des faits survenus lorsqu'elle en avait 5, et que sa mémoire a enfouis pendant de longues années. Et quel serait l'état de la plaignante si, au terme d'années d'instruction et d'une audience d'assises, l'homme qu'elle accuse était acquitté faute de charges suffisantes ?

On peut dès lors s'interroger sur le rôle de l'avocat face à la légitime situation de souffrance de sa cliente. Plutôt que de l'entraîner dans une procédure qui était vouée à l'échec, n'aurait-il pas mieux valu lui expliquer que la justice ne peut pas tout et surtout qu'elle ne saurait être confondue avec la thérapie ?

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