vendredi 13 décembre 2013

Les nouveaux habits du racisme

LE MONDE CULTURE ET IDEESPar 

Les nouveaux habits du racisme.
Les nouveaux habits du racisme. | Olivier Balez

Depuis la vague d’injures proférées à l’égard de Christiane Taubira, mais aussi de la nouvelle - et métisse - Miss France, le mot racisme est sur toutes les lèvres, mais nul ne sait exactement où en est la chose.

Observe-t-on, dans un pays où le Front national ne cesse de gagner des voix, une « libération de la parole raciste », voire une vague d’hostilité envers ceux que l’on nomme, faute de mieux, les « minorités visibles » ? Quelles sont les formes contemporaines de ce phénomène qui a fait son entrée dans les dictionnaires français en 1932 ? L’Hexagone est-il aujourd’hui gangrené par cette pensée que le sociologue américain William Julius Wilson définissait, à la fin des années 1990, comme une « idéologie de la domination raciale » ?

La « guenon » de la petite fille de la Manif pour tous, le bébé singe de la page Facebook d’une candidate du Front national, la banane de la « une » de Minute : en quelques images, l’extrême droite est parvenue à ressusciter, autour de la figure de Christiane Taubira, tout un univers colonial - le bon nègre de « Y’a bon Banania », les images de « sauvages » véhiculées, au début du XXe siècle, par les expositions coloniales et, surtout, le fantasme de l’animalité des Africains, à mi-chemin entre le singe et l’homme. Une idée que, malgré sa prudence, le naturaliste Georges Louis de Buffon, au XVIIIe siècle, jugeait évidente. « L’intervalle qui sépare le singe du nègre est difficile à saisir », écrivait-il en 1776 dans De la dégénération des animaux.
LE RACISME « BIOLOGIQUE » DISQUALIGIE
Si les associations, les hommes politiques et la presse ont, dans un premier temps, écouté ces propos avec une stupéfaction un peu incrédule, c’est sans doute parce que ce racisme « biologique et inégalitaire », selon le mot du chercheur Pierre-André Taguieff, a quasiment disparu. Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, l’idée qu’il existe sur Terre des « races » humaines différentes, et que certaines sont supérieures à d’autres, est moribonde : les travaux scientifiques menés dans l’après-guerre ont disqualifié cette approche « typologique ». Surtout, cette conviction, largement partagée dans les années 1930, a été condamnée, après la Libération, par la communauté internationale.

Aujourd’hui, les Français qui affirment partager ce racisme « bio-inégalitaire » sont rares. « Les sondeurs continuent à demander aux personnes interrogées si les races humaines existent et si certaines sont plus “douées” que d’autres, explique Vincent Tiberj, chercheur au Centre d’études européennes de Sciences Po.Depuis cinq ans, seuls 8 % des sondés défendent l’inégalité des races. Cela représente certes quelques millions de personnes, mais c’est un chiffre marginal. Il ne cesse d’ailleurs de baisser et concerne essentiellement des personnes âgées, qui ont été socialisées dans un monde très différent du nôtre. Aujourd’hui, l’antiracisme est devenu la norme démocratique. »
Le racisme n’a cependant pas disparu pour autant. Selon Pierre-André Taguieff, qui a dirigé un Dictionnaire historique et critique du racisme (PUF), il s’est simplement transformé : après la seconde guerre mondiale, le racisme « classique » - biologique et inégalitaire - a peu à peu fait place à un « néoracisme » différentialiste et culturel. « Il ne biologise pas le différent et ne hiérarchise pas les groupes distingués, souligne Pierre-André Taguieff. Sans affirmer l’existence de “races humaines”, il implique le culte des identités particulières, de leur homogénéité et de leur “pureté” - d’où, par exemple, les stéréotypes négatifs de l’immigration comme “invasion” et comme “pollution”. »
DOCTRINE DIFFÉRENTIALISTE
Ce néoracisme manie désormais le vocabulaire des modes de vie et des valeurs : il classe, répertorie et étiquette les populations en leur attribuant, à tort ou à raison, certains traits culturels qu’il juge immuables. Fondé, le plus souvent, sur des préjugés, il redoute par-dessus tout la proximité ou le mélange. « La nouvelle droite, dans les années 1970 et 1980, a été le berceau de cette doctrine différentialiste, poursuit M. Taguieff. Le Front national et les mobilisations nationales populistes en ont ensuite diffusé une vulgate en y ajoutant un accent nationaliste. Puis on a assisté à une mise en acceptabilité des sentiments racistes fondés sur le rejet de tout ce qui n’était pas considéré comme français. »
Pour Patrick Simon, chercheur à l’Institut national d’études démographiques (INED), ce « néoracisme » s’est développé à partir des années 1980. « La société française a alors compris que l’immigration n’était pas un phénomène périphérique : les enfants d’immigrés étaient dans les écoles, les immigrés dans les quartiers, ils étaient au cœur de notre monde. Certains Français ont alors eu une réaction “nativiste” : ils n’ont pas parlé de “race” - supérieure ou inférieure - mais ils ont proclamé qu’ils étaient les propriétaires légitimes de la France et qu’ils avaient, à ce titre, droit à des privilèges. Le Front national a résumé ce discours sur les valeurs culturelles en un slogan, “La France aux Français”. »
Depuis les succès électoraux de l’extrême droite, ce racisme différentialiste et culturel semble avoir le vent en poupe : c’est désormais au nom des valeurs républicaines, et non de l’inégalité des « races », que le mouvement de Marine Le Pen condamne l’immigration. A-t-elle pour autant gagné la bataille de l’opinion ? Rien n’est moins sûr. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la société française apparaît, dans les enquêtes, de plus en plus tolérante. « Les études infirment la perception souvent répandue d’une société qui se recroqueville sur elle-même », soulignent les chercheurs Vincent Tiberj, Nonna Mayer et Guy Michelat dans le rapport annuel de la Commission nationale consultative des droits de l’homme sur le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie.
LA TOLÉRANCE PROGRESSE
Année après année, les enquêtes posent une kyrielle de questions plus ou moins directes qui permettent de mesurer la crainte de la mixité ou l’hostilité envers les minorités visibles : « Etes-vous d’accord avec l’idée qu’en France on ne se sent plus chez soi comme avant ? », « Pensez-vous que la présence d’étrangers est une source d’enrichissement culturel ? », « Estimez-vous que les Maghrébins (ou les Africains ou les Juifs) constituent “un groupe à part” ? », voire, plus franchement, « Etes-vous un peu, beaucoup ou pas du tout raciste ? ». A partir de ces multiples questions posées pendant plusieurs décennies, Vincent Tiberj a construit un « indice d’ouverture » inspiré par le travail d’un chercheur américain, James Stimson.
Depuis une vingtaine d’années, cet indice fait apparaître une petite révolution silencieuse : à partir de 1990, la société française s’est ouverte à la mixité et à la tolérance. Au fil des ans, l’indice augmente ainsi régulièrement, passant de 53,5 % en 1990 à 65,5 % en 2008. La courbe épouse les hauts et les bas des débats politiques sur l’immigration mais, sur une longue période, elle grimpe avec constance, comme si la société française s’habituait, peu à peu, à vivre dans un univers multiculturel. « Sur l’immigration comme sur l’égalité entre hommes et femmes ou l’homosexualité, la courbe progresse à la manière d’un long fleuve tranquille, observe Vincent Tiberj. La société bouge plus qu’on ne l’imagine. Elle va dans le sens d’une plus grande tolérance : elle accepte progressivement de nouvelles normes. »
Pour expliquer cette ouverture, Vincent Tiberj met en avant trois facteurs : l’arrivée à l’âge adulte de générations socialisées dans un monde plus métissé que leurs parents ; l’élévation constante du niveau de diplôme, qui engendre une plus grande tolérance envers les immigrés, mais aussi un climat multiculturel, qui touche aussi bien les jeunes que les vieux – quels que soient leur âge et leur niveau de diplôme, les personnes interrogées en 2008 sont moins sujettes aux préjugés racistes qu’en 1990. « Les personnalités préférées des Français, ce sont quand même Yannick Noah, Zinédine Zidane et Jamel Debbouze », sourit le prêtre Christian Delorme, qui a accompagné la « Marche des beurs » de 1983.
LES DISCRIMINATIONS PERSISTENT
La bataille de la tolérance n’est pas gagnée pour autant : si l’ouverture progresse dans les esprits, elle n’est pas encore installée durablement dans les gestes de la vie sociale. Lorsqu’un patron accorde un emploi, lorsqu’un responsable décide d’une promotion professionnelle, lorsqu’un professeur oriente un élève, lorsqu’un propriétaire loue son appartement, une grande méfiance - consciente ou inconsciente - subsiste envers les « minorités visibles » : toutes choses égales par ailleurs (formation, âge, carrière…), les immigrés, mais aussi leurs enfants, connaissent, selon leur origine, un risque de chômage de 20 % à 50 % plus élevé que le reste de la population.
Deux économistes du Centre pour la recherche économique et ses applications (Cepremap) ont pu le vérifier in vivo. Nicolas Jacquemet et Anthony Edo ont travaillé sur 500 offres d’emplois publiées en Ile-de-France entre septembre 2011 et février 2012. Ils ont envoyé plus de 3 000 curriculum vitae en tous points identiques - à un détail près : certaines candidatures étaient signées Pascal Leclerc ou Sandrine Rousset, d’autres Rachid Benbalit, Aldegi Jatrix, Hadav Alissa ou Samira Benounis. Rachid Benbalit a obtenu moitié moins d’entretiens que Pascal Leclerc. « Le marché du travail français se caractérise par une forte discrimination fondée sur l’origine », concluent les deux économistes.
Pour Ahmed Boubeker, sociologue à l’université Jean-Monnet de Saint-Etienne, cette persistance, génération après génération, des discriminations liées à l’origine constitue une véritable bombe à retardement. « Le temps passe - les marcheurs de 1983 ont aujourd’hui 50 ans ! -, mais les enfants d’immigrés ne sont toujours pas traités de la même manière que les Français sur le marché du travail, à l’école ou dans l’accès au logement. Cette situation engendre forcément beaucoup de colère et de frustration dans les quartiers. Toute une population se retrouve en dehors du droit commun alors qu’elle est née et qu’elle a grandi ici. »
BONNE PRATIQUES
L’amertume est d’autant plus grande que, depuis le début des années 1980, aucune politique publique d’ampleur n’a tenté d’endiguer ces discriminations : la France se contente de condamner moralement de telles pratiques. « La dernière grande loi contre le racisme date de 1972, regrette Louis-Georges Tin, le président du Conseil représentatif des associations noires (CRAN). Quand le gouvernement combat les violences faites aux femmes, il ne se contente pas d’exprimer sa réprobation envers les hommes violents, il élabore des lois et des politiques publiques. Il faut faire la même chose pour les discriminations raciales. En matière de recrutement ou de formation, les bonnes pratiques existent : nous les avons recensées dans notre baromètre contre le racisme. »
Ces discriminations sont d’autant plus inquiétantes que le climat, en France, a brutalement changé il y a quatre ans. Depuis 2009, l’indice d’ouverture mis au point par le chercheur Vincent Tiberj n’a cessé de chuter : la tolérance envers les juifs ou les Noirs continue à progresser mais une énorme crispation anti-islam s’est emparée de la société française. « L’indice de tolérance ne baisse de manière significative que pour deux minorités : les musulmans et les Maghrébins, constate Vincent Tiberj. Si on compare notre époque à celle de l’avant-guerre, on pourrait dire qu’aujourd’hui le musulman, suivi de près par le Maghrébin, a remplacé le juif dans les représentations et la construction d’un bouc émissaire. »
Curieusement, cette « islamophobie » mêle des profils très différents. Elle est très majoritairement le fait de personnalités « autoritaires » et « ethnocentristes » au sens où l’entendait le philosophe allemand Theodor Adorno (1903-1969) - en France comme ailleurs, l’aversion à l’islam s’accompagne souvent d’un penchant pour la répression pénale et d’une condamnation de l’homosexualité. Mais, depuis quelques années, l’islamophobie progresse également chez les femmes, notamment diplômées. « Les effectifs sont faibles mais ils témoignent d’une prise de distance à l’égard de l’islam et de ses pratiques qui ne se confond pas avec le racisme ordinaire », estime M. Tiberj.
CONTROVERSE INTELLECTUELLE
Comment interpréter cette flambée récente de l’islamophobie ? Est-elle liée à des comportements religieux agressifs de la part des musulmans français ou s’agit-il d’une intolérance qui s’apparente, au fond, à une nouvelle forme de racisme ? Est-ce la réaction « normale » d’une société menacée par le communautarisme musulman ou les habits neufs d’une arabophobie qui caractérise, depuis longtemps, la société française ? Le sujet est complexe, au point de nourrir une controverse intellectuelle - une dizaine de livres sur ce sujet ont été publiés depuis la rentrée de septembre.
Pour le chercheur Pierre-André Taguieff, cette flambée d’intolérance à l’égard des musulmans est liée au « dynamisme international » de l’islam politique. « Le vieux racisme anti-immigrés et antiMaghrébins s’est reformulé, c’est vrai, dans une dénonciation plus ou moins paranoïaque de l’islamisation. Mais il faut reconnaître que, depuis le début des années 1990, et plus encore depuis le 11 septembre 2001, l’islam, dans le monde, a pris un visage conquérant qui effraie, à juste titre, les Français. Si beaucoup d’entre eux surestiment cette menace, c’est tout simplement parce que ce fanatisme mondial fait écho, dans l’Hexagone, à une fragmentation multicommunautariste inquiétante. »
Beaucoup d’intellectuels sont en désaccord avec cette lecture : ils estiment que les demandes de l’islam de France n’ont rien d’exorbitant. « Il n’y a pas de continuum entre les musulmans français et afghans, souligne Patrick Simon, de l’INED. L’islam de France demande simplement un aménagement des pratiques sociales. Prévoir dans les cantines un repas de substitution pour les enfants qui ne mangent pas de porc, ou construire une mosquée pour que les gens cessent de prier dans des locaux inadaptés, ce n’est pas s’imposer aux autres. De même, si le port du voile peut être considéré comme une oppression, on ne peut accuser sérieusement les femmes qui le portent de prosélytisme. Les musulmans ne cherchent pas à convertir la société française, juste à exister sans se cacher. »
« LE NOIR FAIT RIRE, L’ARABE FAIT PEUR »
Pour beaucoup de chercheurs, le mot « communautarisme » est souvent employé à mauvais escient : la France, rappellent-ils, ne compte que 4,5 millions de musulmans, dont seulement un tiers vont régulièrement à la mosquée. « Le communautarisme serait peut-être une menace si les musulmans avaient du pouvoir, mais ce n’est pas du tout le cas, explique le sociologue Ahmed Boubeker. Les musulmans sont très minoritaires au sein de la société française, ils ne sont pas représentés dans les élites politiques, économiques ou sociales et n’ont aucun relais auprès des pouvoirs publics. Les menées islamistes existent, bien sûr, mais elles sont très marginales. L’islamophobie est la rencontre entre deux peurs : la vieille peur issue de l’histoire coloniale, et la nouvelle peur de l’islam radical tel qu’il se développe à l’étranger. »
Plus qu’une inquiétude légitime face à un mouvement communautaire, l’islamophobie est donc, pour ces intellectuels, la forme moderne de la vieille arabophobie française. « Le Noir fait rire, l’Arabe fait peur », résume le président du CRAN, Louis-Georges Tin. « La résistance à l’idée de la mixité avec les Maghrébins date d’avant la seconde guerre mondiale, rappelle Patrick Simon. Il y a, pour des raisons historiques liées à la conquête et à la domination coloniales, une vision péjorative des Nord-Africains qui s’est aggravée avec la guerre d’Algérie et qui est encore très présente. »
Avant même les « événements » et l’immigration des années 1960, les Français, interrogés en 1951 sur leurs sympathies à l’égard de plusieurs nationalités, plaçaient d’ailleurs les « Nord-Africains » en avant-dernière position. Juste devant les Allemands, avec qui la guerre venait de se terminer…

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