lundi 9 décembre 2013

Le stupéfiant somnifère qui réveille

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | 
A l’âge de 19 ans, Georges a été victime d’un accident de la route. Son cerveau a subi un traumatisme, auquel s’est ajoutée une privation d’oxygène (« ischémie ») liée à la chute du car dans un lac. C’était il y a treize ans. Pris en charge dans un hôpital de l’est des Etats-Unis, Georges est resté deux ans plongé dans un « état de conscience minimale » : il était capable, de façon occasionnelle, de manifester des comportements volontaires simples.
En 2002, sa mère décide de lui donner un somnifère pour calmer son agitation : le zolpidem (commercialisé en France sous le nom de Stilnox). Quinze minutes plus tard, ce qu’elle voit lui semble tenir du « miracle » : son fils la regarde calmement, il tente de lui parler. Depuis, Georges prend trois doses par jour de ce produit proche des benzodiazépines, avant chaque repas.
Sans ce traitement, ce patient présente de sévères troubles de la parole et de la déglutition. Mais tant que dure l’effet du zolpidem – quelques heures –, il parvient à parler, à lire et écrire des phrases simples, à se nourrir oralement. Il réagit plus vite, se montre attentif. Les contractures de sa main gauche s’atténuent, son tremblement s’estompe. Il peut manipuler de la main droite un stylo, une cuillère ou un peigne, et même planifier des mouvements complexes comme le lancer d’une balle.

« RESSUSCITATION » PARADOXALE
Avec deux autres patients en état de conscience minimale, Georges a récemment subi une électroencéphalographie (EEG), un examen qui traque les ondes électriques du cerveau. Publiée dans la revue eLife du 19 novembre, cette étude livre un début d’explications sur les mécanismes de cette « ressuscitation » paradoxale – puisque due à un médicament censé endormir ! « Avant le traitement, ces trois patients présentaient une “signature électrique” analogue : un pic anormal d’ondes lentes, qui est fortement réduit sous zolpidem, rapporte le professeur Nicholas Schiff, principal auteur, du Weill Cornell Medical College à New York. Cette signature pourrait aider à prédire les patients qui répondront au zolpidem. »
C’est en l’an 2000 que cette singulière action du zolpidem a été découverte, en Afrique du Sud, par la famille d’un patient. Ils sont aujourd’hui plusieurs dizaines, à travers le monde, à s’être ainsi « réveillés » du « sommeil » léthargique où les avait plongés un traumatisme crânien, un accident vasculaire cérébral, un arrêt cardiaque ou une tentative de suicide…
« C’est un effet extrêmement rare mais impressionnant, on a du mal à le croire », confie le professeur Steven Laureys, neurologue pourtant rompu aux surprises que réservent les histoires de ses patients. Au CHU de Liège (Belgique), il dirige le Coma Science Group, où le zolpidem est désormais systématiquement testé chez les patients au cerveau grièvement endommagé. Coauteur de l’étude américaine publiée dans eLife, il suit l’un des trois patients analysés dans ce travail. « Au total, nous avons six patients qui répondent spécifiquement au zolpidem. L’un d’eux, une femme, ne prend ce traitement que le week-end, pour éviter un effet d’habituation : elle parle alors trois langues, fait des blagues… »
UN ÉLÉGANT MODÈLE DE CIRCUIT EN BOUCLE
Mais comment expliquer le paradoxe de ces incroyables réveils ? Le zolpidem est censé ralentir l’activité neuronale : comme toutes les benzodiazépines, il se lie spécifiquement à l’un des récepteurs du principal messager (« neurotransmetteur ») inhibiteur des neurones, le GABA.
Nicholas Schiff propose un élégant modèle de circuit en boucle, que semble confirmer une étude d’imagerie cérébrale de Steven Laureys, en cours de publication. En temps normal, le cortex frontal – la fine écorce à l’avant de notre cerveau – active une structure cérébrale profonde, le striatum, qui lui-même inhibe une structure proche, le pallidum, qui inhibe à son tour le thalamus. Celui-ci ferme la boucle en activant le cortex frontal – deux inhibitions produisant une activation. « Cette boucle complexe permet de réguler l’activité du lobe frontal – “chef d’orchestre” des comportements intentionnels – en fonction des cycles veille-sommeil », précise le professeur Lionel Naccache, neurologue à l’Institut du cerveau et de la moelle épinière (ICM, Inserm-UPMC), au sein de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière (Paris).
« EXTINCTION » MAJEURE DU CORTEX FRONTAL
Mais, en cas d’accident cérébral, les neurones inhibant le pallidum seraient les premiers touchés. D’où une « extinction » majeure du cortex frontal – et l’abolition plus ou moins complète des fonctions de la vie sociale des patients : conscience, motilité, sensibilité. Le zolpidem restaurerait cette activité corticale en inhibant les cellules inhibant le pallidum.
« Les patients bénéficiant du zolpidem seraient ceux dont le cortex est préservé. Leurs troubles de la conscience viendraient d’une anomalie des réseaux sous-corticaux », indique le professeur Stanislas Dehaene, directeur du laboratoire de neuro-imagerie cognitive à Neurospin (Inserm-CEA, à Saclay). Faut-il rapprocher cette action stimulante du zolpidem des « réactions paradoxales » sous benzodiazépines : sédatives, elles entraînent parfois une agitation et des comportements destructeurs ? « A la Pitié-Salpêtrière, nous avons suivi six patients répondant au zolpidem. Tous étaient dans un état de conscience minimale ou de grande apathie, mais je n’ai pas connaissance d’un patient qui soit sorti d’un état végétatif sous l’effet de ce médicament,souligne Lionel Naccache. Même chez les patients répondeurs, le zolpidem ne normalise pas la cognition et le comportement mais il procure une amélioration évidente, parfois spectaculaire. »
« EN PSYCHIATRIE, LE ZOLPIDEM EST SYSTÉMATIQUEMENT TESTÉ CHEZ LES PATIENTS EN ÉTAT DE CATATONIE »
A l’ICM, le professeur Laurent Cohen a étudié le cas d’une patiente aphasique qui, sous zolpidem, a récupéré un langage. Ou celui de cette femme totalement apathique, stimulée par ce somnifère. « Le zolpidem rend leurs interactions sociales plus faciles, dit-il. En psychiatrie, il est systématiquement testé chez les patients en état de catatonie, une immobilité liée à la mélancolie ou la schizophrénie. »
Au début des années 2000, enthousiasmés par leurs observations, les médecins-chercheurs du CHU de Liège et de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière avaient indépendamment contacté le laboratoire (Sanofi) qui commercialise le zolpidem. L’industriel les avait remerciés pour le signalement de cet « effet indésirable ».

D’où vient le si long silence des patients à la conscience altérée ? En les arrachant parfois à « la nuit immense et noire aux déchirures blondes » qui fascinait Aragon, le zolpidem pourrait aider à le comprendre.

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