mardi 12 novembre 2013

Repousser les frontières ?

LE MONDE DES LIVRES | Par 
Sur la frontière germano-polonaise.
Sur la frontière germano-polonaise. | Valerio VINCENZO/extrait de la série borderline
 Entrecomme on dit : « Entrez donc », un impératif d'accueil.
Lampedusa est le nom d'une honte. Il n'est plus question d'être indifférent. 13 000 migrants et demandeurs d'asile y ont abordé cette année, disait Martin Schulz, le président du Parlement européen, après les 400 morts de début octobre ; près de 700 ont été secourus dans la nuit du 25 octobre, quand l'Union européenne se réunissait pour réfléchir. Indignons-nous contre nous-mêmes. Ce qui m'indigne particulièrement est que les morts d'octobre le sont, aussi, à cause d'une exception au droit. Le droit de la mer impose de venir en aide aux bateaux en détresse. Mais la lutte contre l'immigration illégale prime sur le droit international : les lois nationales qualifient les sauvetages d'activités visant à aider l'immigration clandestine. Des marins venus au secours de migrants en train de se noyer ont été punis. Ils, les clandestins et/ou les passeurs, mettent le feu aux bateaux pour être en situation de détresse, ils osent mourir pour prouver qu'ils ne réunissent plus les conditions pour vivre.
C'est de frontière qu'il est question, pas seulement dans/hors l'espace Schengen, mais entre ceux qui sont des hommes et ceux qui n'en sont pas tout à fait - si c'est un homme. Un réfugié est bien un homme, mais tous ceux qui cherchent refuge ne sont pas des réfugiés. « Réfugié », c'est une définition, horos en grec, le même mot que « frontière », qui trace la ligne de démarcation entre ceux qui le sont et ceux qui ne le sont pas. Est « réfugié » « toute personne qui, craignant avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité, et qui ne peut, ou du fait de cette crainte, ne veut, se réclamer de la protection de ce pays »« Craignant avec raison » : on est dans la pondération de l'impondérable, comme avec le doute raisonnable. Et notez bien qu'on ne craindra pas avec raison de mourir de faim et de misère. Le droit d'asile dépend de l'appréciation d'un statut dérogatoire, à quoi il faut opposer un droit fondamental, et même, avec le philosophe Achille Mbembé, quelque chose comme un droit de séjour pour tout être humain là où il le souhaite. Nous serons tous des réfugiés alors.

« HÔTE » OU « BARBARE » ?
Je poserai la question ainsi : celui qui entre « chez nous » est-il un « hôte » ou un « barbare » ? Un « hôte », xenos en grec, désigne en toute réciprocité celui qui accueille, l'hôte hôtelier, et celui qui est accueilli, l'hôte « hospité », quiconque se présente à votre seuil - un dieu peut-être - à qui l'on doit hospitalité. Un « barbare » désigne celui qu'on ne reconnaît pas comme un semblable : il ne parle pas mais émet des sons, c'est un « esclave par nature », comme dit parfois Aristote.
« Est nègre une large catégorie de l'humanité qu'on pourrait qualifier de subalterne » : « Les pauvres cherchent à se vendre là où autrefois ils étaient vendus » (Mbembé), et nous nous acheminons vers « une société de travailleurs sans travail », la pire de toutes (Hannah Arendt). Nous sommes tous des barbares en puissance, alors.
Pourtant « nous », « nous ne pouvons pas accueillir toute la misère du monde », n'est-ce pas ? C'est un socialiste intelligent qui l'aura dit. On se fait vite coincer entre humanisme Bisounours et Realpolitik. « Que faire ? »
Il faut mettre en avant les bons coûts y compris moraux et humains pour autoriser les chefs d'Etat, l'Europe, performances en mains puisqu'ils ne savent s'autoriser de rien d'autre, à généraliser les bonnes pratiques comme dit le jargon (« Donner aux gens la possibilité de ne plus mourir », dit la maire de Lampedusa) - repenser Frontex (L'« Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des Etats membres de l'Union »), dont le nom fait cauchemar, repenser la coopération avec les pays d'origine, les pays de transit, repenser la citoyenneté européenne et le « Schengen » du dedans-dehors. Au travail. Il y a urgence, c'est cela que vous saurez nous faire vouloir, oui, nous voterons pour vous.
DOUBLE SENS
Mais du côté de mon propre savoir-faire, que faire ?
« Entre », intra, impératif de intrare (latin) « entrer, franchir le seuil », c'est pour de bon la même famille de mots, le même mot, qu'« entre », inter, adverbe et préposition « au milieu de, pendant, parmi » qui dit l'intervalle et l'interaction. Et qui donneintellego (inter-lego), « discerner, comprendre, apprécier », ce que font les « intellectuels »... Je ne m'étais jamais avisée de ce double sens. Pourtant, cet « entre »-là est ce sur quoi je ne cesse de travailler. Repenser les humanités, l'humanisme ? Mettons que ce soit éduquer pour concevoir des frontières vivables.
Mon modèle d'« entre », sans doute le meilleur paradigme aujourd'hui pour les sciences humaines, c'est la traduction. Non pas la globalisation, le globish, car les personnes ne sont justement pas des marchandises circulant en régime d'équivalent général dans un monde capitalistique ; mais une diversité avec séjours et passages. Il y a des langues - des cultures, des visions du monde -, des gens qui les parlent, des textes, et l'on passe d'une langue à l'autre. C'est évidemment sur la pluralité qu'il faut miser, sur le savoir-faire avec les différences. Faire de la frontière un « entre », titre au séjour. Les langues, pas plus que les troupeaux, ne s'arrêtent aux frontières ; elles migrent, laissent des traces les unes dans les autres, se transforment et demeurent singulières. Elles s'apprennent et se traduisent.

Les frontières des langues, ne coïncidant pas avec celles des Etats-nations, les compliquent sérieusement. Arendt, naturalisée (quel mot !) Américaine, affirmait qu'elle avait l'allemand pour patrie, pas l'Allemagne. C'est qu'une langue, dit Jacques Derrida,« ça n'appartient pas » : langue et peuple ne coïncident pas, et cette non-coïncidence décloisonne l'espace. Les langues ne coïncident pas davantage entre elles : la traduction, qui s'installe dans l'espace entre les langues et le franchit, nous servira de modèle pour apprivoiser les frontières et fabriquer du commun. « Chancelante équivocité du monde » (Arendt encore) propre à compliquer l'universel : un nouvel humanisme à opposer à la Realpolitik ?

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