dimanche 10 novembre 2013

Jusqu'à quand sera-t-il possible de mourir de chagrin en France ?

Le Monde.fr | Par 


Une allée du cimetière du Père-Lachaise à Paris.
Une allée du cimetière du Père-Lachaise à Paris. | Till Krech (Flickr)

Le deuil est mauvais pour la santé. Les données sont connues des scientifiques depuis 20 ans mais elles sont peu diffusées auprès du grand public. Après le décès d'un être cher, nos problèmes de santé augmentent, mais pas seulement par maladies physiques. Deux principaux problèmes psychiques sont couramment ignorés : la survenue d'un épisode dépressif majeur et l'installation d'un deuil compliqué.
Il est dommage que l'on ne reconnaisse pas la souffrance du deuil. Mais le deuil en France est un tabou. Parler du deuil ? "Les Français n'ont pas besoin d'entendre parler de ça en ce moment". C'est seulement le 2 novembre que ces réticences sont levées pour un jour. Pourquoi ce silence ? Parler du deuil n'a qu'un seul objet : parler du survivant.

Que le deuil puisse entraîner un véritable état dépressif est une évidence. Oui ! On peut être déprimé pendant et après un deuil et, contrairement à ce qui a été décrit auparavant, le deuil"n'exclut" pas le diagnostic de dépression. Quoi de plus évident en effet que de penser que les envies de suicide, les tentatives de suicide ou l'alcoolisation massive ne peuvent pas s'expliquer par la stricte perte d'un être cher  et ne peuvent pas être attribuées à un "deuil normal"? La nouvelle classification des maladies mentales de l'Association américaine de psychiatrie dans sa 5ème version (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentauxou DSM-5) a eu le mérite de reconnaître en mai 2013, pour la première fois depuis sa première édition en 1952, l'essentiel des données sur le deuil. Or, nombreux furent ceux qui ont diabolisé sans discernement le DSM-5. Celui-ci pourtant redoublait de prudence en répétant plusieurs fois toutes les précautions2 qu'il fallait prendre pour porter un diagnostic de dépression en cas de deuil, en énumérant les symptômes habituels et donc "normaux"du deuil.
LE "DEUIL COMPLIQUÉ"
Mais le principal tabou concerne la maladie du "cœur brisé" au sens figuré, qui prolonge la souffrance handicapante du deuil des années durant et semble faire artificiellement vivre le défunt. Car, oui ! Il existe une maladie du deuil chronique, le "deuil compliqué", différent de la dépression. Est-ce si inconnu ? Partout dans la littérature, depuis des siècles, on raconte ce père"inconsolable", ce fils "à jamais seul", ce frère "amputé de l'être aimé". Ni eux ni les témoignages nombreux des associations d'endeuillés n'ont modifié l'anonymat douloureux de celui dont la peine ne passe pas.
Toute cette souffrance est ignorée car l'on confond leur tristesse envahissante avec un chagrin " normal ". On moque leur "état de manque" du défunt : "Tu es en vie, tu n'as pas le droit de te plaindre", leur dit-on. "Fonce, ne regarde pas en arrière". Or, des études de très bonne qualité scientifique expliquent que ces conseils sont souvent insuffisants. En effet, la mortalité des veuves et des veufs est doublée dans l'année qui suit le décès. Le deuil d'un enfant est à risque sévère de complications psychiatriques chez les parents qui ont deux à quatre fois plus de risque de décéder dans les deux années qui suivent. Ce risque se maintient à un niveau anormal pendant 20 ans. Le fait que l'endeuillé soit jeune, ou au contraire d'un âge élevé, favorisent la survenue du deuil compliqué. Les décès par cancer et les décès brutaux (et pas seulement par suicide) sont autant de facteurs de risque de deuil chronique. Plus la relation au défunt est longue, plus le risque augmente. Pour tous ceux-ci, le chemin de deuil a plus de risque de les mener à l'impasse. Plusieurs descriptions de signes désormais très proches qualifient le même phénomène : l'existence d'un "état de manque intense du défunt" qui condamne l'endeuillé à une vie de souffrance et au handicap.
COMMENT VIVRE SANS L'AUTRE ?
Le deuil est une rupture d'attachement, une déchirure intime. Parce que la douleur est le prix à payer à l'attachement, il n'y aurait plus rien d'autre à faire. Des études scientifiques menées en Allemagne et au Japon ont découvert que de 3,7%6 à 2,4% de la population souffraient de deuil compliqué. La projection de ces chiffres permet d'évaluer le nombre de personnes en grande souffrance en France entre 1,4 et 2,2 millions. Le DSM-5 reconnait également l'existence d'un deuil compliqué - qu'il appelle "deuil complexe et persistant" - lorsque l'handicap persiste ou s'aggrave un an après la perte. Cependant, les critères diagnostiques ne sont pas arrêtés définitivement car certaines questions nécessitent d'autres études : par exemple, quel est le délai minimum après le décès pour affirmer que la souffrance et l'handicap sont anormaux? Un an comme le propose le DSM-5 ? Un chercheur de l'Université de Yale a montré que dès 6 mois après le décès, un état grave prédisait une évolution défavorable. Cette question a peu d'impact actuellement car la plupart des patients viennent consulter plusieurs années après le décès, là où le doute n'est plus de mise.
Mais certains y ont vu une "pathologisation" du deuil, la porte ouverte à l'industrie pharmaceutique qui allait faire des endeuillés une cible commerciale de plus. Certes, le danger peut exister. Mais il est étrange que l'on craigne la médicalisation à outrance du deuil ou l'exploitation possible du deuil compliqué par l'industrie pharmaceutique car les médicaments y sont quasiment inefficaces. Seules deux types de psychothérapies (la psychothérapie cognitivo-comportementale et la psychothérapie interpersonnelle) y ont montré leur efficacité, parfois spectaculaire même après des années de souffrance silencieuse.
Le deuil est une énigme à résoudre : "comment vivre sans l'autre ?". La solution se trouve lentement et progressivement sur les chemins du deuil. Nous n'oublierons jamais l'être aimé, il n'a pas tout-à-fait disparu car il nous constitue. Mais la solitude de l'endeuillé ne doit pas rejoindre l'incapacité de l'écouter. Maintenant que l'on redécouvre qu'on peut mourir de chagrin, jusqu'à quand faut-il oublier de soigner la souffrance du survivant ?

Alain Sauteraud est aussi l'auteur de "Vivre Après Ta Mort, Psychologie du Deuil" (Éditions Odile Jacob, 2012)

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