samedi 23 novembre 2013

Haute mère

NATALIE LEVISALLES

C est toi ma maman (un drame comique)







«C’est un méta-livre», soupire (dans le livre) la mère d’Alison Bechdel, entre admiration et consternation. La mère est à la fois le personnage central de ce livre, sa première lectrice, et la raison de son existence autant que de sa difficulté à se faire : «Je ne peux pas écrire ce livre avant de me sortir ma mère de la tête… Mais la seule façon de me sortir ma mère de la tête, c’est d’écrire ce livre», dit Alison (dans le livre).
Les lecteurs français avaient découvert Alison Bechdel en 2006, avec Fun Home,un roman graphique, et autobiographique, que Libération avait prépublié en feuilleton. Il racontait une enfance dans une espèce de famille Addams, qui cohabite avec des cadavres, puisque la maison familiale fait aussi parloir funéraire. Il était question d’homosexualité, de rapport au père et de littérature. C’était drôle et parfois tragique.
Suspense. Sept ans plus tard, autre roman (autobio)graphique. Dans C’est toi ma maman ? Un drame comique, il est toujours question de famille (c’est donc la mère qui a le premier rôle) et de littérature. Les écrivains y ont une place encore plus grande, en particulier l’Anglaise Virginia Woolf et l’Américaine Adrienne Rich. Et il y a la psychanalyse. Bechdel réussit à raconter, de manière extraordinairement vivante, avec de l’humour et du suspense, ses séances de psychanalyse avec Jocelyn puis Carol, ses lectures d’Alice Miller et de Freud (et aussi Lacan et Adam Philips). Mais surtout, omniprésent dans ce livre, il y a le psychanalyste britannique Donald Winnicott qui, pour Alison Bechdel, est aussi important, et sans doute même plus, que des personnes rencontrées dans la vie réelle. Les chapitres de C’est toi ma maman ont d’ailleurs des titres winnicottiens : «la mère normalement dévouée», «objet transitionnel», «vrai et faux self»…

Ce livre est encore plus maîtrisé que le précédent, dans l’écriture, le dessin, et le rapport entre les deux. On est épaté par la manière dont Bechdel réussit à tenir et à croiser les différents fils de son histoire, épaté aussi par la créativité et l’inventivité visuelles. La construction de ce récit rapproche différents niveaux d’images et permet de montrer, comme dans la vie, la simultanéité de plusieurs courants de pensée, de plusieurs niveaux de conscience ou de réalité. Le dessin est la plupart du temps très figuratif, plus ou moins proche des codes de la BD. Parfois, quand il est question de rêves ou de sentiments, il devient un langage dont la concision et la capacité de métaphore relèvent plus de la poésie visuelle.
Ce méta-livre parle aussi de la création, de la difficulté à produire un livre où texte et image aient cohérence et vérité narrative. Alison Bechdel y raconte comment elle s’y est reprise plusieurs fois, sur de longues années, pour réussir à raconter son enfance et ses TOC, son homosexualité et ce que sa mère en dit («La voix critique de ma mère - pointilleuse, impartiale, élégante, dépourvue d’adverbes - est logée dans mes lobes temporaux»), ses histoires d’amour compliquées, ses années d’apprentissage pour devenir un auteur reconnu.
Deux miroirs. Ces différentes tentatives se traduisent par la structure circulaire de certains passages. Il y a, dans le récit, des moments sur lesquels l’auteur revient plusieurs fois : à chaque fois, la scène est un peu différente, sa signification apparaît petit à petit. Le thème du miroir par exemple. Il y a ce salon où deux miroirs placés l’un en face de l’autre produisent des images en abyme, mais aussi ce que dit Winnicott sur les regards en miroir de la mère et de l’enfant. Et les photos où Alison, bébé de trois mois, est dans les bras de sa mère, elles se regardent, le bébé semble exploser de bonheur, jusqu’à ce que le père se manifeste.
Il y a aussi les différentes apparitions de Virginia Woolf, un des modèles auxquels elle s’identifie très fort, et dont elle raconte la vie et l’œuvre, citant de longs extraits de son journal, d’Une chambre à soi ou de la Promenade au phare. Ou encore les nombreuses interventions de Winnicott, autre héros du panthéon personnel de Bechdel, dont elle connaît l’œuvre par cœur. Et quand ça ne suffit pas de connaître, elle invente. On imagine sa jubilation au moment où elle a imaginé et dessiné la rencontre de Winnicott et de Virginia Woolf : ils auraient pu se croiser vers 1925, à Londres, du côté de Tavistock Square, où tous deux avaient à faire. Quand sa psychanalyste lui a demandé ce qui l’attirait tant chez Winnicott, elle a répondu, sans même réfléchir : «Je voudrais qu’il soit ma mère.»

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