mardi 22 octobre 2013

La philosophie en état de mort cérébrale ?

PAR ALEXIS PIERÇON-GNEZDA ETUDIANT EN PHILOSOPHIE.


L’histoire intellectuelle de notre temps pourrait commencer ainsi : en ce début de XXIe siècle, les philosophes français se sont interdits de penser. Si le débat en France porte actuellement sur l’enseignement de la philosophie ou non avant la classe de terminale, il dissimule une question, non moins capitale et bien plus grave : la philosophie est-elle en train de signer son arrêt de mort ?
Dans son ouvrage Logique de la création, le sociologue Geoffroy de Lagasnerie démontre magistralement le grand renfermement des universitaires sur eux-mêmes au sein de l’Université, ne reconnaissant comme interlocuteurs potentiels et légitimes que leurs pairs, amenés dès lors à privilégier la forme-article à la forme-livre. En philosophie, ils se constitueraient dès lors comme «un empire dans un empire» pour reprendre la célèbre formule de Spinoza. Je ne peux que faire miens de tels constats.

Néanmoins, ce n’est pas au titre de sociologue que je souhaiterais intervenir ou plutôt créer le débat, mais en tant qu’étudiant en philosophie. Dire que les philosophes français s’interdisent actuellement de penser, c’est signifier tout bonnement que leur travail, certes brillant, se résume la plupart du temps à élaborer une histoire de la philosophie et à la dispenser à leurs étudiants. Révolue se trouve désormais l’époque où l’enseignement d’un philosophe était avant tout la matière première d’unwork in progress. Le travail philosophique apparaît uniquement comme une simple exégèse des textes qui nous sont parvenus à travers les siècles, depuis Platon jusqu’à Foucault.
Je n’entends pas, bien évidemment, qu’il faille faire table rase de tout un héritage philosophique. Mais il nous revient plutôt la tâche d’user adéquatement de cet héritage pour penser de façon critique les problématiques actuelles. La simple explication ne saurait être une finalité en soi. Foucault lui-même considérait l’ensemble de son œuvre comme «une boîte à outils» dans laquelle chacun devrait se sentir libre de puiser pour penser son propre présent. Plus qu’une simple histoire de la philosophie, c’est donc l’apprentissage d’un usage et d’une actualisation des concepts qui nous sont parvenus qu’il est urgent de relancer.
Nietzsche déjà, dans le Crépuscule des idoles, contre cette accumulation inerte de l’érudition qu’il nommait «faitalisme» écrivait : «Le pénible travail d’ilote auquel l’énorme extension des sciences condamne aujourd’hui chaque chercheur individuel est la principale raison qui fait que les natures plus complètes, plus riches, plus profondes, ne trouvent pas d’éducation ni d’éducateurs à leur mesure. Rien ne fait plus de tort à notre culture que la pléthore de traîne-savates prétentieux et d’exemplaires d’humanité fragmentaire ; nos universités sont, contre leur gré, les véritables serres où se pratique cette sorte d’étiolement de l’instinct fatal à l’esprit.»
Il me semble que c’est à cette seule condition que les étudiants pourront retrouver un «êthos» critique foncièrement émancipateur - l’objectif de la philosophie somme toute - afin d’échapper à ce triste phénomène que l’historien Dominique Borne nomme la «beauf génération» et que les décadentistes patentés n’ont de cesse de dénoncer sans se soucier d’en saisir les motifs.
Une hétéronomie de la raison donc, qui est encore plus prégnante lorsque l’on constate au sein de l’Université l’empire qu’exercent la philosophie de la connaissance et la métaphysique. Car cette prédominance ne doit pas relever de la simple anecdote. Etudier de telles disciplines en elles-mêmes et pour elles-mêmes, à la recherche d’essences anhistoriques se révèle être un merveilleux moyen pour ne plus désormais porter un regard critique sur le monde qui nous entoure, mais accepter le monde tel qu’il est, facteur ô combien efficace d’inertie sociale. Or, si la philosophie perd sa dimension subversive, elle se trouvera nécessairement dénaturée, c’est de sa mort dont nous pourrons être assurés. Il s’agit donc de retrouver les conditions d’un enseignement philosophique critique qui nous permettra à nous tous, étudiants, de penser et nous retrouver engagés dans les conflits qui agitent la société.

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