vendredi 25 octobre 2013

Ecrire sur les traces du père

LE MONDE DES LIVRES | Par 
| DBERTRANDFR/CC BY 2.0
Après la mort de son père, en 2006, Belinda Cannone ressentit le besoin d'écrire un texte sur lui. Elle comptait s'appuyer sur les carnets où, depuis l'enfance, suivant exemple et conseil paternels, justement, elle consignait ses notes au jour le jour pour pallier une mémoire défaillante, et réfléchir à ce qu'elle vivait en l'écrivant. La malle qui contenait tous ses cahiers lui fut alors volée.
De cette disparition, qu'elle ressentit comme une véritable épreuve, elle a tiré un beau texte, La Chair du temps (Stock, 2012), réflexion sur la mémoire et la pratique du journal intime, avant d'en revenir à son projet initial, le livre sur son père, devenu Le Don du passeur. Ecrit en se fiant à ses souvenirs, confrontés à ceux de ses frères et soeurs, c'est le portrait tremblé de celui qui fut "(son) père, (son) éducateur, mais aussi un vieillard inadapté qui (lui) broyait le coeur" ; un texte très émouvant, tenu et vivant. Elle a, avoue-t-elle dans les dernières pages, "peiné pour l'écrire". Dès le début, avec la douloureuse péripétie du vol, et jusqu'aux ultimes lignes.

LIEN DE FILIATION
A l'image du Don du passeur, deux autres livres parus en cette rentrée, Comme Baptiste, premier roman de Patrick Laurent, etLe Marcheur de Fès, d'Eric Fottorino, semblent nous dire que partir sur les traces du père, c'est s'éprouver comme fils ou fille. Surmonter des épreuves, et faire l'expérience, au plus profond, de ce lien de filiation. Plus encore quand celui-ci ne relève pas de l'évidence, ou a pu être empêché, comme c'est le cas dans le roman de Patrick Laurent et le récit d'Eric Fottorino.
Un parcours initiatique constitue le coeur de ces deux textes. Avant d'écrire Le Marcheur de Fès, Eric Fottorino a raconté dansL'Homme qui m'aimait tout bas et Questions à mon père(Gallimard, 2009 et 2010) ses liens avec deux pères : l'un, Michel Fottorino, épousa sa mère et donna son nom au garçon qu'il éleva ; l'autre, le "naturel", Maurice Maman, Marocain et juif, avait aimé la mère, jeune femme de 17 ans, et été rejeté par la famille, bourgeoise, catholique et antisémite de celle-ci ; il vit son fils une seule fois, à l'adolescence ; ils tissèrent des liens d'affection plus tardivement.
Dans Le Marcheur de Fès, l'ancien directeur du Monde part au Maroc arpenter les lieux de l'enfance de Maurice, né Moshé. "Je ne serais pas vraiment ton fils si mes yeux ne voient pas ce que tu as vu en premier", écrit-il. Parce que Maurice est cloué chez lui par la maladie, Eric Fottorino s'envole seul pour Fès, son vieux quartier juif, son cimetière, sa ville moderne, voyageant avec et pour son père, ce "tu" auquel il s'adresse, selon un procédé qui entraîne le lecteur à leur suite.
Son père naturel, "le Bio", comme il l'appelle, le Baptiste de Patrick Laurent, lui, ne le connaît pas. Il ignorait même qu'il fût issu d'une insémination artificielle avec donneur, jusqu'à ce que sa grand-mère le lui révèle. Si le jeune homme pense d'abord que cela ne change rien à son existence – il est toujours orphelin de sa mère adorée, morte deux ans plus tôt, et il aime toujours autant Tomàs, son linguiste sceptique de père –, la multiplication de malaises et d'hallucinations va le convaincre de se mettre sur les traces de ses origines. Réussissant à dérober le dossier de ses parents à la clinique où eut lieu l'insémination, il va retrouver le nom du donneur et tomber sur la fille de celui-ci, Luna, qui va l'obliger à franchir une série d'obstacles "comme dans les contes"pour accéder à cet homme aux contours presque mythiques.
LE COMPTE DE SES LEGS
Le but du parcours, dans le récit ou le roman de filiation, est toujours le même : en partant à la recherche du père, ou en se mettant dans ses pas, il s'agit de faire le compte de ses héritages et de ses legs. A Fès, Eric Fottorino croise des personnes qui lui ressemblent, trouve de nouvelles passerelles possibles entre ses deux pères, ses deux histoires. Il écrit : "Bien sûr, il existe toutes ces lignes qui me rattachent à toi et aux tiens, à commencer par la ressemblance des traits, certaines attitudes, un léger défaut de prononciation, le s qui siffle" ; ça n'empêche pas "le sentiment d'étrangeté" : "Sans doute est-ce le sort et le travers des enfants naturels que de ne jamais se sentir très bien là où ils sont." Le voyage va cependant transformer cet entre-deux inquiet en sentiment apaisé, lui permettant de faire coïncider deux faces de lui-même qu'il pensait disjointes à jamais.
Dans Comme Baptiste, le héros cherche évidemment d'où lui viennent tel ou tel trait, physique ou de caractère. Il s'entête dans sa démarche, quand bien même cet étudiant en informatique se répète, pour s'assurer de sa fidélité à son vrai père, que "les gènes, le matériel", c'est le "hardware" : "Ce qui comptait, c'était le software : les programmes, l'apprentissage, l'encodage, les connexions, le contenu."
On le devine dès le départ, parce que le chemin a été arpenté plus souvent qu'à son tour (et c'est l'une des limites de ce premier roman par ailleurs plutôt réussi) : la quête sera vaine, Luna a baladé son frère naturel. Mais au bout des épreuves, plutôt que"le Bio", il y a la découverte de l'envie d'écrire ("Quelle drôle d'idée !", s'exclame Baptiste en la constatant). Ce qui fait du jeune homme, profondément, le fils de Tomàs, le linguiste émérite.
Parmi les épreuves imposées par Luna, il y a d'ailleurs eu la rencontre avec un succédané du "Bio", qui a rappelé à Baptiste l'étymologie du mot "enfant", évoquant tous ceux que son sperme, généreusement distribué dans des banques ad hoc, a permis de faire naître : "Ça vient du latin infans. Celui qui ne parle pas. Vous seriez mes enfants si vous aviez appris à parler à mon contact, à devenir des hommes, ce n'est pas le cas, vous n'êtes donc pas mes enfants."
"IL M'A FAITE ÉCRIVAIN"
Tomàs, en revanche, a fait plus qu'apprendre à parler à son fils : linguiste, il a induit tout son rapport à la langue. Et ce n'est sans doute pas un hasard si les meilleurs passages du livre mettent en scène ses confrontations avec lui.
Comme en écho aux propos du faux "Bio", Belinda Cannone écrit dans Le Don du passeur : "Si l'on se demande comment se fabrique un écrivain (…) on doit sans cesse chercher dans l'enfance les jalons d'une telle disposition, et plus particulièrement dans le rapport inaugural avec la langue." Le sien fut initié par son père, qui "n'eut de cesse de s'approprier la langue, de nous l'offrir et aussi de l'inventer". Si elle écrit sur cet homme, explique-t-elle, "c'est qu'il (l')a fait(e) écrivain". Mais ça n'est pas au sens où il aurait encouragé sa fille à se lancer dans l'écriture : il s'étonnait qu'elle s'échine à publier, au lieu d'être"femme d'affaires". Mais, en lui apprenant à être "attenti(ve) à la poésie du monde" ou à tenir ses carnets, il l'a poussée du côté de la littérature.
Au fil de son récit plein d'allers-retours, d'hésitations, de corrections, Belinda Cannone fait le compte des échecs de son père – amoureux, professionnels, amicaux, intellectuels. Elle dessine pourtant le portrait d'un homme merveilleusement"romanesque", d'une bonté totale, même si celle-ci a toujours"déchiré le coeur" de sa fille. Le visage d'un prince, d'un éducateur qu'obsède l'émancipation de ses enfants se révèle ici.
"J'ai conscience d'avoir confusément cherché, en étant écrivain, à "réparer" son ratage général", dit-elle, et c'est une superbe déclaration d'amour à cet homme autant qu'à la littérature. Joseph Cannone fut "la chance" de sa fille, même s'il était insupportable par bien des aspects. "Il n'y a pas de bon père, c'est la règle", tranchait Sartre dans Les Mots (1964). Sans doute. Romans ou récits de filiation peuvent cependant en témoigner : il y en a qui continuent d'inspirer de bons livres.
Le Don du passeur, de Belinda Cannone, Stock, 160 p., 16 euros.
Comme Baptiste, de Patrick Laurent, Gallimard, 352 p., 18,90 euros.
 Le Marcheur de Fès, d'Eric Fottorino, Calmann-Lévy, 192 p., 16 euros.

 Signalons aussi, sur le même thème, L'Entre-temps, de René Guitton, Calmann-Lévy, 204 p., 16 euros.

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