mardi 29 octobre 2013

Cancer et précarité : combattre la double peine

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | Par 
Soigner un cancer lorsqu'on est dans une situation de précarité n'est pas toujours aisé, la maladie s'ajoutant à bien d'autres difficultés. La question se pose avec acuité en Seine-Saint-Denis, l'un des départements les plus pauvres de France. Créé en 2003, le réseau Oncologie 93 vise à accompagner les malades, avec pour objectif de ne pas aggraver cette fragilité sociale. Pour mesurer l'impact d'une telle prise en charge psychosociale, une étude a été lancée auprès de 1 300 personnes du département, touchées par un cancer diagnostiqué entre le 1er août 2011 et la fin de 2012, et adressées au réseau au moment de l'annonce. Les résultats ont été relayés par la Banque de données en santé publique (BDSP), un réseau documentaire de l'Ecole des hautes études en santé publique (EHESP) de Rennes, mais non rendus publics.
Le constat est préoccupant. En Seine-Saint-Denis, la part de la population couverte par la couverture maladie universelle (CMU) est la plus élevée de France, les écarts de revenus se creusent : ils sont 68 % inférieurs aux revenus parisiens. Un tiers des enfants vivent dans un foyer à bas revenu (moins de 871 euros par mois), selon les données de l'observatoire régional de santé. Parallèlement, le niveau de mortalité par cancer en Seine-Saint-Denis (248 décès pour 100 000 hommes) est supérieur de presque 30 % à celui de Paris.

LE RÉSEAU ONCOLOGIE 93
Financé par l'Agence régionale de santé d'Ile-de-France, le réseau Oncologie 93 est en lien avec 22 établissements du département, publics et privés, des associations, municipalités, médecins traitants, psychologues... Composé d'une équipe de six permanents, ce réseau propose un soutien psychologique, des soins infirmiers, du sport, des ateliers cuisine, des groupes de parole, le portage de repas, un accès à l'information, la réouverture de droits perdus... Il permet ainsi de mettre en place un maillage que les gens n'ont pas forcément au niveau familial.
L'équipe a donc voulu mesurer l'impact de ces mesures en lançant une étude. « En les accompagnant de façon très serrée, va-t-on les aider ? », résume prosaïquement Anne Festa, directrice du réseau Oncologie 93. La population a été évaluée avec l'indicateur Epices (évaluation de la précarité et des inégalités de santé dans les centres d'examens de santé), échelle de mesure de 0 à 100 conçue par la Caisse primaire d'assurance-maladie. Au départ, 70 % des patients avaient un score Epices supérieur à 30 (vulnérabilité).
Trois à six mois plus tard, le score Epices s'était amélioré pour 62 % d'entre eux. Cela a été le cas, par exemple, pour cet homme de 65 ans, atteint d'un cancer de la prostate, traité par radiothérapie. Vivant seul, avec peu d'amis, il était très angoissé et dépressif, avait des difficultés à prendre ses médicaments (52 par jour), à gérer les impayés... Le réseau lui a proposé une infirmière pendant deux mois une ou deux fois par jour, une assistante sociale, une prise en charge psychologique, la mise en place d'aides financières, ménagères... Son score Epices, de 78,7 au début de la prise en charge, est passé à 40 quatre mois plus tard.
PRISE EN CHARGE
« Ces résultats ont été troublants car ils vont à l'encontre des idées reçues que le cancer aggrave la précarité », note Anne Festa. « En mettant en place des réunions de concertation pluridisciplinaire (RCP) sociales, qui réunissent tous les intervenants, l'objectif est de faire en sorte que la réalité de la maladie n'aggrave plus systématiquement la précarité. Le malade est abordé dans sa globalité de patient et de citoyen », explique Sandrine Bretonnière, jeune chercheuse au Centre d'analyse et d'intervention sociologiques (Cadis), laboratoire de sociologie associé au CNRS et à l'EHESS, qui participe à ces travaux avec le chercheur Philippe Bataille.
Le professeur Laurent Zelek, cancérologue à l'hôpital Avicenne de Bobigny, qui préside le réseau, s'est, lui, penché sur 74 patientes atteintes de cancer du sein, suivies par le réseau Oncologie 93. Cette prise en charge a amélioré le score de vulnérabilité de 41 d'entre elles, conclut l'étude, dont les résultats seront présentés, en décembre, à un congrès de cancérologie à San Antonio (Etats-Unis). Le score s'est en revanche aggravé pour 23 personnes, plus isolées socialement.
Fait préoccupant, 24 patientes n'ont pas eu de chirurgie, alors que le cancer du sein est théoriquement opérable dans la majorité des cas, relève le professeur Zelek. Ce qui peut signifier que le cancer était trop avancé, d'emblée métastatique. Ce spécialiste tire la sonnette d'alarme : « La situation est très inquiétante, certaines conditions de précarité peuvent orienter des traitements vers le bas. » Que faut-il proposer à une mère de famille, élevant seule ses trois enfants, dont l'ascenseur est en panne, qui doit monter 14 étages, et qui demande que son traitement soit le moins agressif possible ? Faut-il modifier le référentiel et réduire la dose de chimiothérapie ?
"PRÉSERVER LA QUALITÉ DE VIE"
Pour le professeur Zelek, l'équation n'est pas simple : « Tous les cancérologues sont garants du référentiel, les patients doivent tous avoir les mêmes chances, c'est un droit fondamental. En même temps, il faut préserver la qualité de vie », explique-t-il. Ce sujet est devant le comité d'éthique de la Ligue nationale contre le cancer. « La perte de chance est au coeur de l'actualité de l'Institut national du cancer [INCA] », indique aussi Hermann Nabi, de l'INCA.

Le réseau Oncologie 93 s'appuie sur le concept de mise en réseau du patient (patient navigation en anglais), lancé par le docteur Harold Freeman, en 1990 à Harlem, et qui a fait ses preuves. On compte désormais plus de 2 000 programmes de ce type aux Etats-Unis, contre une vingtaine de réseaux en France.

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