lundi 23 septembre 2013

"Il faut réfléchir à notre propre barbarie", par l'historien Jacques Sémelin

LE MONDE CULTURE ET IDEES | Propos recueillis par 
Damas, 21 août. Des images diffusées par les rebelles syriens, qui n'ont pu être vérifiées indépendamment, montrent des dizaines de corps dans des morgues improvisées, sans traces de blessures apparentes, sans doute victimes d'une attaque à l'arme chimique.
Damas, 21 août. Des images diffusées par les rebelles syriens, qui n'ont pu être vérifiées indépendamment, montrent des dizaines de corps dans des morgues improvisées, sans traces de blessures apparentes, sans doute victimes d'une attaque à l'arme chimique. | REUTERS/STRINGER
Gérer nos conflits en faisant le plus possible l'économie de la violence : cette perspective est au coeur même du projet démocratique. A son exact opposé, il y a ce qui se passe actuellement en Syrie : une escalade inouïe de la violence qui aboutit au massacre de milliers de personnes sans défense.

"Crimes contre l'humanité" commis par les forces gouvernementales,"crimes de guerre" perpétrés par l'opposition armée, dénonçait dans son dernier rapport, publié le 11 septembre, la commission d'enquête de l'ONU sur les violations des droits de l'homme. Selon celle-ci, au moins neuf massacres de civils ont été commis entre le 15 mai et le 15 juillet, dont huit sont à imputer aux forces syriennes.*
Le 21 août, cette hyperviolence a franchi un nouveau stade, avec l'usage d'armes chimiques dans la banlieue de Damas. L'historien Jacques Sémelin, directeur de recherche au CNRS affecté au Centre d'études et de recherches internationales de Sciences Po, décrypte les mécanismes d'apparition de ces "massacres de masse".
Comment "comprendre" les massacres de civils qui ont lieu en Syrie ?

Jacques Sémelin : Il faut pour cela réfléchir à une énigme : celle de notre propre barbarie. Et se souvenir que l'action de massacrer, c'est-à-dire de détruire des non-combattants, est toujours un processus qui se construit.
Dans le cas de la Syrie, il faut bien sûr prendre en compte les deux premières années du conflit : une forme de résistance civile qui a ensuite basculé, pour un certain nombre de raisons, dans la lutte armée. Mais pour comprendre ce qui se passe aujourd'hui, il faut aussi avoir à l'esprit ce qu'a fait le père de Bachar Al-Assad. En 1982, Hafez Al-Assad a commandé le massacre de Hama, qui a fait 20 000 morts en quinze jours.
Son fils, l'actuel président, reproduit en quelque sorte le même scénario. C'est ce que j'appelle le répertoire de l'action collective. Ce régime ne sait faire que cela : non pas arrêter et emprisonner, mais détruire tout élément d'opposition qui soit de nature à remettre son pouvoir en cause.
Il n'est hélas pas le seul...
Jacques Sémelin : On est stupéfait, sidéré par cette violence extrême qui consiste à s'en prendre à des femmes, à des enfants, à des personnes âgées, qui plus est de son propre peuple. Mais, en effet, le cas syrien n'est pas un cas isolé. Dans son livre Death by Government (1996), le politologue américain Rudolph Rummel estime qu'environ 150 millions de personnes ont été tuées au XXe siècle du fait de l'action de leur propre gouvernement, alors que, dans le même temps, l'ensemble des guerres (les deux guerres mondiales comprises) ont fait de 35 à 40 millions de morts. Les pratiques des Assad père et fils sont dans la droite ligne de ce qui s'est pratiqué au siècle dernier pour conquérir ou garder le pouvoir, des territoires ou des richesses économiques.
Les massacres commis par le régime syrien procèdent donc d'une logique politique ?
En partie, oui. Mais on ne peut pas expliquer l'acte de massacrer en s'en tenant à cette approche rationnelle. Il faut y ajouter une autre dimension, d'ordre psychologique. Presque toujours, dans le discours du dirigeant qui massacre, voire de ses exécutants, on trouve des éléments de paranoïa. L'ennemi est perçu comme la représentation du mal, du démon et, bien sûr, du terrorisme.
Primo Levi parlait de la folie d'Auschwitz pour évoquer le discours paranoïde des nazis. Et le journaliste et écrivain Jean Hatzfeld a souligné qu'il existait désormais, depuis le génocide survenu au Rwanda, un mot en kinyarwanda pour dire "vent de folie".
Cette représentation de l'autre va de pair avec sa déshumanisation (on parlera de vermine, de rats, de serpents) et sa totalisation : ceux que l'on combat perdent leur individualité pour devenir l'ennemi.
Vous utilisez pour qualifier ce processus la notion de "rationalité délirante".
Oui, car les deux composantes sont étroitement mêlées. Il y a une autre facette non rationnelle que l'on retrouve dans le conflit syrien : dans cette guerre qui ressemble beaucoup à une guerre civile, on tend à perdre l'objet originel du conflit (prendre le pouvoir d'un côté, le garder de l'autre). Aux atrocités répondent d'autres atrocités, dans une sorte de montée aux extrêmes qu'alimentent aussi bien le régime syrien que les insurgés. On entre ainsi dans une démesure des moyens de destruction utilisés, qui ne répond plus directement à l'objectif de départ. Et c'est comme ça qu'on en arrive au massacre chimique du 21 août.
Quelle est, dans ce processus, l'importance du collectif ?
Il est considérable. La logique du massacre est fondamentalement collective. C'est à travers le groupe que l'être humain se métamorphose en tueur, selon deux logiques. Une logique verticale, celle de l'obéissance à l'autorité. Et une logique du groupe qui passe par le prisme de la conformité. On est dans un moment où les individus ont peur - ce qui peut être une motivation à tuer - et où ces individus se regardent. Et quand je dis des individus, je veux dire des hommes : le massacre, dans l'ensemble, est une activité machiste, et il s'agit de montrer à l'autre de quoi on est capable.

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