dimanche 2 juin 2013

"On assiste à une médicalisation de l'existence"

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | 
Roland Gori est psychanalyste et professeur émérite de psychopathologie clinique à l'université d'Aix-Marseille. Il est l'auteur de nombreux ouvrages. Les plus récents, publiés aux éditions Les Liens qui libèrent, sont La Dignité de penser (2011) et La Fabrique des imposteurs (224 p., 21,50 euros).
Depuis la parution du DSM-III, il y a plus de trente ans, vous mettez en garde contre les dangers de cette classification. Que craignez-vous ?
A partir du DSM-III, les psychiatres américains chargés de réviser ce manuel ont mis au point une manière très catégorielle de poser les diagnostics. Le but était de rechercher le maximum de consensus parmi les experts en matière de troubles mentaux.
Ce principe est très bon pour faire des études de populations, évaluer des traitements ou mener des recherches épidémiologiques. Le problème, c'est qu'il a entraîné une manière de penser la souffrance psychique et sociale comme un trouble de comportement. En introduisant dans le DSM le trouble de l'anxiété sociale, on a multiplié par sept, dans les années 1980, le nombre de patients souffrant d'hypertimidité.


Cette tendance au surdiagnostic s'est-elle accentuée avec le DSM-5 ? Ce qui s'est surtout accentué, c'est la recherche de critères techniques et cliniques permettant aux psychiatres d'approcher la souffrance des patients de manière "objectivable" et formalisable. On aboutit ainsi à un diagnostic consensuel. Mais cela ne veut pas dire qu'il soit valide ni qu'il corresponde à une réalité clinique.
Pour prendre un exemple simple : lorsqu'en 1980 les psychiatres ôtent l'homosexualité de la liste des troubles sexuels du comportement, on guérit des millions de malades. Lorsqu'en 1994 le DSM-IV considère les femmes ayant des troubles de l'humeur avant leurs règles comme atteintes de dysphorie prémenstruelle, on se retrouve, au contraire, avec des millions de patients en plus.
De même avec le DSM-5. Quand on évoque le trouble de l'hyperphagie, sur quels critères se base-t-on pour le distinguer de la gourmandise ? A partir de quand faut-il invoquer le trouble compulsif d'entassement, autrement dit le fait d'accumuler des objets qui nous sont inutiles ?
Dans la mesure où l'on ne dispose pas de marqueurs biologiques ou génétiques pour la plupart des maladies mentales, il y a une très grande flexibilité des critères pour définir ce qui est pathologique et ce qui ne l'est pas.
On est en train de rendre pathologiques des comportements que l'on considérait autrefois comme normaux ? Disons plutôt que l'on "pathologise" de simples anomalies de comportement. Entre 1979 et 1996, on a multiplié par sept, en France, le nombre de diagnostics de dépression. Cela ne veut pas forcément dire qu'il y avait sept fois plus de déprimés, mais qu'on a abaissé le seuil de tolérance sociale par rapport aux anomalies de comportement. Pourquoi ? Parce que nous sommes, de plus en plus, dans une société de contrôle. On assiste à une médicalisation de l'existence.
Le DSM est le symptôme d'une maladie de société, d'une manière de gouverner qui ne repose plus sur l'autorité des grands récits religieux ou idéologiques mais sur la pression normative. Il s'agit de fabriquer les discours de légitimation d'un contrôle social, au nom de la raison technique et de l'objectivité scientifique.
Que préconisez-vous pour limiter cette dérive ?
Il faut remettre la parole au centre. On est passé d'un savoir narratif à un savoir probabilistique, qui transforme le psychiatre ou le psychologue en une agence de notation des comportements.
Pour inverser cette tendance, il faut revenir à la souffrance singulière du patient. Revenir au récit, recontextualiser le trouble et le symptôme.

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