jeudi 13 juin 2013

Les Britanniques malades de leur système de santé

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L'entrée d'un centre du Service national de santé britannique, le National Health Service (NHS), dans l'ouest de Londres.
L'entrée d'un centre du Service national de santé britannique, le National Health Service (NHS), dans l'ouest de Londres. | AP/LEFTERIS PITARAKIS
Les Britanniques ne parlent que de cela. De scandale en réforme, leur système de santé représente pour eux une obsession permanente. Il est au centre des conversations entre amis, des déjeuners en famille, des réunions entre collègues. Il fait sans cesse débat dans les médias et le monde politique. A tel point que, pour comprendre les habitants du Royaume-Uni, il faut s'intéresser au National Health Service (NHS). Ces trois lettres en bleu sur fond blanc qui désignent, dans le langage courant, à la fois le médecin, le personnel soignant et l'hôpital lui-même, sont présentes partout où il est question de santé.

MYTHE NATIONAL
"Le NHS est ce que les Anglais ont de plus proche d'une religion nationale", affirme Nigel Lawson, ancien chancelier de l'Echiquier. " [Il]fait partie de notre histoire nationale, de notre mythe national", écrit encore Roger Taylor, auteur de l'excellent livre God Bless the NHS (Faber and Faber, non traduit).
Pour la cérémonie d'ouverture des Jeux olympiques, le cinéaste Danny Boyle a raconté l'histoire du pays en quelques grands tableaux : un idyllique village médiéval, les cheminées de la révolution industrielle, la révolte des suffragettes... Puis, devant des centaines de millions de téléspectateurs, il a fait apparaître des lits d'hôpital sur lesquels rebondissaient de jeunes enfants : un joyeux hommage au système de santé britannique. "Pour tous ceux qui sont nés et ont été élevés en Grande-Bretagne, cela semblait naturel. Depuis le bar de l'hôtel turc où j'ai regardé la cérémonie, en revanche, cela paraissait franchement étrange", s'amuse Roger Taylor.
Dans ce climat passionnel, le système traverse cependant une grave crise de confiance. En février, un rapport commandé par l'Etat a mis au jour le scandale de l'hôpital de Stafford, dans le centre de l'Angleterre. Entre 2005 et 2009, la qualité des soins y a été catastrophique : la mortalité "excessive" est estimée, pour ce seul établissement, entre 400 et 1 200 décès. Les patients étaient négligés, parfois à la limite de la maltraitance. Certains ont dû absorber l'eau du vase des fleurs, las d'attendre qu'on leur serve à boire ; d'autres étaient laissés de longues heures dans des draps souillés d'excréments ; d'autres encore n'étaient pas nourris.
"L'HÔPITAL A TUÉ MA MÈRE"
Julie Bailey est l'une de celles qui ont exposé ce scandale. Quand sa mère, Bella Bailey, 86 ans, a été admise à l'hôpital de Stafford en septembre 2007 pour d'importants problèmes gastriques, Julie a découvert avec effarement un chaos indescriptible. Bella est d'abord envoyée dans le mauvais service, puis le personnel médical "oublie" de lui administrer ses médicaments, et l'oxygène dont elle a besoin n'est pas disponible. Enfin, une infirmière, en tentant de la déplacer, la fait tomber de son lit. Le choc est violent, mais aucun médecin ne vient la voir pendant plusieurs jours. Elle décède quelque temps après. "L'hôpital a tué ma mère", affirme aujourd'hui Julie Bailey.
Depuis six ans, elle mène campagne sans relâche. Pourtant, quand on lui demande ce qu'elle pense du système de santé, elle est catégorique : "Le NHS est malade, mais il faut absolument le sauver." Pas question de remettre en cause l'existence de cette institution qui est une étrangeté dans le Royaume-Uni de 2013 : un système centralisé, entièrement gratuit, où il faut faire la queue. Du communisme au pays de Thatcher, disent les mauvaises langues ! Mais personne n'ose toucher au mastodonte qui emploie 1,5 million de personnes et détient le titre de cinquième employeur du monde.
Son mode d'emploi est très simple : il faut s'inscrire auprès de son médecin référent, le plus proche de chez soi, qui reçoit et oriente vers des spécialistes. Jamais le patient ne débourse un penny, l'Etat prend tout en charge. Seuls 7 % des Britanniques ont recours à une mutuelle ou à une assurance privée. Encore ceux-ci restent-ils, la plupart du temps, dans le périmètre du système public, les cotisations privées ne donnant accès qu'à des services supplémentaires - par exemple, la possibilité de ne pas faire la queue.
10 500 CABINETS MÉDICAUX, 2 300 HÔPITAUX
Côté administratif, en revanche, la complexité est impressionnante. Comme le "mammouth" de l'éducation nationale en France, le système de santé britannique est devenu un monstre administratif. Il regroupe à lui seul 10 500 cabinets médicaux et 2 300 hôpitaux. Le tout si fortement centralisé que nombre de décisions remontent jusqu'au ministre de la santé. Dès lors, la pression politique est énorme.
Pour compenser, les différents gouvernements multiplient les réformes. Le NHS a été réorganisé une fois pendant ses trente premières années ; deux fois pendant les vingt années suivantes ; cinq fois pendant les quinze dernières années. Les administrations ont mis en place une politique du chiffre, fixant aux médecins des objectifs précis : temps d'attente maximum aux urgences, nombre de patients à recevoir chaque jour, tests médicaux à réaliser... "C'est une culture très brutale, autoritaire. Du coup, si le personnel médical a le choix entre malmener son patient et son patron, il choisit généralement le premier", remarque Robert Taylor.
Pour comprendre l'obsession qui entoure le NHS, il faut aller voir le nouveau documentaire de Ken Loach, L'Esprit de 45, sorti en France le 8 mai. Bien qu'il tombe parfois dans le manichéisme, le film propose une plongée très intéressante dans l'atmosphère de l'après-guerre. Grâce à un excellent travail d'archives, le réalisateur explique dans quelles conditions est né ce système.
Economiquement à genoux, détruit par les bombardements, le Royaume-Uni avait décidé de construire une société meilleure. Le gouvernement de Clement Attlee (1945-1951), inspiré par un rapport de l'économiste William Beveridge, lance des nationalisations en masse : les mines, les chemins de fer, l'acier, la Banque d'Angleterre, le téléphone... En 1948, la santé suit le même chemin, avec la création du NHS. Une véritable révolution.
"Avant, il fallait payer le docteur cinq shillings pour qu'il franchisse le seuil de la maison, se souvient dans le film June Haulot, 76 ans. Ma soeur aînée et moi, nous nous occupions de ma mère, mais du jour au lendemain, quand le NHS est arrivé, nous n'avions plus à le faire. Une infirmière du district est arrivée. C'était absolument formidable."
"UN BÉNÉFICE CONCERT ET ÉNORME POUR TOUS"
Un mythe est né. Les soins gratuits deviennent synonymes de civilisation et de progrès. Le Royaume-Uni est alors l'un des premiers pays à instituer une couverture santé universelle, et les Britanniques en sont, aujourd'hui encore, très fiers. Même la révolution thatchérienne n'ose pas y toucher, en dépit de ses nombreuses privatisations.
"Les Britanniques n'ont jamais eu d'affection pour les grandes entreprises nationalisées, explique Ken Loach. En revanche, tout le monde utilise le NHS. C'est un bénéfice concret et énorme pour tous et le meilleur exemple d'une nationalisation réussie." Son documentaire permet de comprendre un point essentiel : les Britanniques considèrent l'institution comme le dernier rempart de l'Etat-providence construit en 1945.
Aujourd'hui encore, pas question de bousculer cette vache sacrée. Quand l'actuel premier ministre, David Cameron, a fait campagne en 2010, ses affiches promettent : "Je réduirai le déficit, pas le NHS." Malgré la cure d'austérité drastique entreprise au début de son mandat, il a promis de conserver intact le budget de la santé. Car critiquer cette institution relève du sacrilège. L'idée que ce système représente une chance formidable pour les Britanniques est profondément ancrée dans l'inconscient collectif."Les gens disent qu'ailleurs on laisse mourir les malades dans la rue s'ils n'ont pas d'argent. Ils oublient qu'il existe désormais des couvertures santé à peu près partout dans le monde occidental et que le NHS n'est plus l'exception qu'il était en 1948", souligne Roger Taylor.
Les attaques subies par Julie Bailey sont révélatrices de cet attachement passionnel. Parce qu'elle a osé critiquer le NHS, elle a reçu de nombreuses menaces de mort ; le café qu'elle tient à Stafford est boycotté ; la tombe de sa mère a été profanée. Même les autorités religieuses se sont retournées contre elle : quand elle a organisé, avec son groupe Cure the NHS, une cérémonie de commémoration pour les personnes mortes à l'hôpital de Stafford, en 2010, l'évêque local a répliqué le même jour avec une cérémonie pour "sauver notre hôpital". "Beaucoup de gens refusent de croire ce qui s'est passé dans cet établissement", témoigne-t-elle aujourd'hui.
DES RÉSULTATS MÉDIOCRES
Mais le système généreux créé en 1948 est aujourd'hui malade. Avec un budget de 126 milliards d'euros, les dépenses britanniques de santé sont dans la moyenne de l'OCDE, grâce au rattrapage effectué par le gouvernement travailliste entre 1997 et 2010. En revanche, les résultats en termes sanitaires sont médiocres : le taux de survie des malades du cancer est plutôt faible, l'espérance de vie (79 ans) se situe dans la fourchette basse des chiffres européens, la mortalité infantile de même... Ces résultats n'ont évidemment rien à voir avec ceux d'un pays du tiers-monde. Mais le système ne mérite pas l'immense fierté nationale dont il fait l'objet. Julian Le Grand, un économiste spécialiste de la santé, proche de Tony Blair, résume ainsi la situation : "C'est une étrange hystérie. Les Britanniques voient leur système comme le meilleur du monde ou comme l'un des pires. Or ce n'est ni l'un ni l'autre."
Cet étonnant déchirement intérieur se retrouve chez David Bowles, ancien président non exécutif de l'hôpital du Lincolnshire. L'homme était en fonctions quand son directeur a été mis à la porte en 2010 pour avoir défendu ses malades plutôt que respecté les objectifs de productivité qui lui étaient assignés. Quand il a accepté de nous parler de cette affaire, sa première réaction, sachant qu'il se confiait à un journaliste étranger, a été de défendre l'institution : "Surtout, n'allez pas dire du mal du NHS. C'est un très bon système." Le mythe demeure.

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