vendredi 28 juin 2013

Fin de "race"

LE MONDE CULTURE ET IDEES | Par 
Race. C'est peu de dire que le mot dérange. A peine prononcé, il provoque la méfiance, convoquant aussitôt les pires pages de notre histoire contemporaine. On le dit dépassé, mais il provoque encore des débats passionnés.
En France, le terme est resté si sulfureux que François Hollande s'est engagé à l'ôter de la Constitution française et qu'une proposition de loi visant à le supprimer de notre législation a été adoptée en première lecture, le 16 mai, par l'Assemblée nationale.
Initiative salutaire ? Fausse bonne idée ? La question divise les militants de la lutte antiraciste, les historiens et les sociologues. Parfois de façon radicale. Plus de cinq siècles après être apparu dans la langue française, le mot reste explosif.

Race. Nom féminin, de l'italien razza. Dans le dictionnaire en ligne Wiktionnaire - plus rudimentaire, mais en l'occurrence aussi instructif que le Robert ou le Larousse -, le premier sens (vieilli) est pourtant simple :"Lignée, ensemble des ascendants et des descendants d'une même famille."
Mais dès la deuxième entrée, tout se complique : "Groupe d'individus qui se distingue d'autres groupes par un ensemble de caractères biologiques et psychologiques dont on attribue la constance, non pas à l'action du milieu, mais à une lointaine hérédité." Cette définition s'applique-t-elle à notre propre espèce ? Autrement dit : les races humaines existent-elles ?D'emblée, la question est biaisée, car elle peut être abordée selon deux angles : l'un naturaliste, l'autre historique.
DE CARL VON LINNÉ À LA BIOLOGIE MOLÉCULAIRE
Sur le plan strictement biologique, la réponse n'a cessé d'évoluer depuis le siècle des Lumières. En 1758, Carl von Linné (1707-1778) propose une division en quatre couleurs de peau : blanche, noire, jaune et rouge, auxquelles il assigne une morphologie et un tempérament.
Un siècle plus tard, la théorie darwinienne s'en mêle, qui donne lieu à d'interminables débats sur l'origine et l'invariabilité des races. A l'aube des années 2000, la biologie moléculaire réfute tout en bloc : les humains ont en commun 99,9 % de leur patrimoine génétique - l'espèce est donc unique et indivisible.
Dix ans plus tard, la puissance de la génétique nuance cette affirmation : il existe bien des différenciations héréditaires stables entre groupes humains, mais la subtilité de ces variations et les métissages rendent bel et bien caduc le terme de race.
"Par définition, la race réunit les individus qui ont certaines particularités héréditaires communes assez marquées pour qu'on puisse les rassembler en un groupe, mais insuffisantes pour que ce groupe constitue une espèce distincte, résume l'historien des sciences André Pichot. Les races n'ont jamais été plus précisément définies. Elles ont toujours admis un certain arbitraire, et, contrairement à ce qu'on prétend souvent, elles n'ont jamais eu de définitions essentialistes ou typologiques. C'est pourquoi il est absurde de parler de l'existence ou de la non-existence des races : elles existent en taxonomie selon la définition que les taxonomistes en donnent ou selon l'usage qu'ils en font." Voilà pour la science.
Mais pour la science seulement. "Par ailleurs, quoi qu'en pensent les généticiens, il y a des races dans le monde où nous vivons, poursuit-il. Car nous ne séjournons pas dans un monde de gènes, mais dans un monde d'hommes, et celui-ci est irréductible à celui-là."
ORDONNER LA DIVERSITÉ HUMAINE OU LA HIÉRARCHISER ?
Réduire la race à la biologie, ce serait oublier la dimension sociale de ce terme, et ses terribles conséquences. L'esclavage, le colonialisme, l'eugénisme et l'extermination des juifs par le nazisme.
Ce serait aussi oublier que le besoin d'ordonner la diversité humaine s'est toujours accompagné de sa hiérarchisation. Et que le mot "race" a vite trouvé ses corollaires, "inférieure" et "supérieure". Une réalité historique que la France connaît d'autant mieux qu'elle fut une des grandes puissances coloniales du monde occidental.
Au XIXe siècle, la plupart des Européens croyaient à la supériorité de la race blanche. La République française comme les autres. Sans cette conviction, la colonisation aurait-elle seulement été possible au pays des droits de l'homme ?
"Le fait de cette supériorité était accepté par les plus grands républicains, et n'excluait pas une certaine générosité, relève Pascal Blanchard, historien au groupe de recherche Achac (colonisation, immigration, post-colonialisme) du CNRS. Selon le vieux principe révolutionnaire, on partait aux colonies pour amener ces hommes et ces femmes vers la lumière."
En 1885, Jules Ferry prononce un discours devenu célèbre pour relancer les conquêtes coloniales au nom de la "mission civilisatrice de la France". La même rhétorique est à l'oeuvre lors de l'Exposition universelle de 1889, où exhibitions et artisanats "indigènes" attireront des dizaines de milliers de spectacteurs.
"PRINCIPE D'INIQUITÉ" ET DISCRIMINATIONS
La colonisation, souligne Pascal Blanchard, est ainsi le premier espace où le concept de race devient opérant dans les rapports politiques et sociaux, avec les inégalités de statuts, de droits et de devoirs qui lui sont associées.
"En 1930, il y avait plus d'habitants dans notre empire que dans l'Hexagone. Ce principe d'iniquité était donc imposé à plus de la majorité de la population dite française", rappelle-t-il. Une dimension discriminatoire à laquelle s'en ajoute une autre, plus pernicieuse : la notion de "race française" (on parlerait, aujourd'hui, de "Français de souche").
"Ce mouvement émerge à la fin du XIXe siècle, et n'est pas sans rapport avec la montée de l'antisémitisme, précise l'historien. Des médecins, des anthropologues s'attellent à définir cette "race" française. A savoir qui en est, qui n'en est pas, et quels sont les migrants qui vont la mettre en danger. Et, très vite, les politiques - de gauche comme de droite - s'emparent du concept, qui fonctionne dans les meetings et dans les discours nationalistes."
Cette race-là devient efficace non plus en termes hiérarchiques, mais en termes d'exclusion. Elle s'opposera à l'immigration juive venue de l'Est, puis, entre les deux guerres, à l'immigration des juifs allemands après 1933. Jusqu'à atteindre son apogée avec la seconde guerre mondiale et le régime de Vichy.
Comment, dès lors, s'étonner que le mot soit devenu tabou au sortir de la Shoah et de la décolonisation ? Que la science elle-même hésite à l'utiliser ?
"Etudier la diversité des groupes humains peut avoir des retombées médicales importantes et nous informe sur l'histoire des grandes migrations humaines, mais la race est un concept dont on n'a pas besoin", résume Evelyne Heyer, professeur en anthropologie génétique au Muséum national d'histoire naturelle.
UN "GESTE SYMBOLIQUE" MAIS "NÉCESSAIRE"
Faut-il pour autant le supprimer de la Constitution de la Ve République ? Le rayer de son article premier, qui dispose que la France "assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion" ?
Oui, répond sans hésitation l'avocat Alain Jakubowicz, président de la Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme (Licra), qui avait formulé cette demande dans ses 50 propositions à destination des candidats à la présidentielle.
"Le mot "race", argumente-t-il, a été introduit dans la législation française en 1939, puis installé par les lois antisémites du régime de Vichy des 3 octobre 1940 et 2 juin 1941. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, cette terminologie a été reprise pour proscrire les discriminations, mais son utilisation d'alors est historiquement périmée. Même s'il s'agit d'un geste symbolique, il est donc nécessaire d'expurger le texte fondateur de la République française. Parce que ce mot n'apporte rien et peut faire du mal."
Oui, répond encore Pascal Blanchard. "Oter ce mot de la Constitution, c'est acter le fait que l'inconscient collectif fonctionne encore à travers la grille de lecture de notre culture coloniale. Si nous voulons déconstruire peu à peu ce qui nous a bâti pendant deux siècles, si nous voulons entamer la déracialisation des rapports humains au coeur de la République, il faut commencer par là."
L'urgence est, selon lui, d'autant plus grande que "nous sommes en train de renouer avec une hiérarchisation des relations sociales héritée de ce passé". Comme le président de la Licra, l'historien déplore que ce projet ait été repoussé. L'Elysée, tout en assurant que la promesse de François Hollande n'était "pas enterrée", a en effet récemment précisé qu'elle ne serait pas insérée dans la première révision constitutionnelle, prévue pour le 22 juillet.
CONSERVER LE MOT "RACE" POUR LUTTER CONTRE LE RACISME
Ce report n'est pas pour déplaire à Pap Ndiaye, professeur d'histoire nord-américaine à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), qui ne voit pas l'intérêt de cette mesure. D'une part parce que supprimer le mot "race" de nos textes de loi ne supprimera pas le racisme - mais sur ce point, tous sont d'accord. D'autre part et surtout parce que c'est précisément pour lutter contre les discriminations raciales que ce terme a été introduit dans la Constitution et dans nos codes.
"Le droit est une arme, un outil dont on dispose pour agir sur la société. C'est pourquoi il faut conserver ce mot dans notre Constitution, comme une condamnation solennelle des distinctions fondées sur la catégorie imaginaire de la race", développe-t-il.
Dans les pays anglo-saxons, souligne-t-il, la question ne se pose même pas. Le terme figure en bonne place dans le 15amendement de la Constitution américaine (qui décrète l'interdiction de refuser le droit de vote au prétexte de la race ou de la couleur de peau) sans susciter le moindre débat. Les Britanniques, eux, n'ont pas hésité à se doter en 1976 d'un " Race Relations Act", le texte qui régit la lutte contre les discriminations raciales.
L'embarras que suscite ce mot serait-il donc une spécificité française ? "Le tabou vient de la seconde guerre mondiale, durant laquelle la France, plus que la Grande-Bretagne ou les Etats-Unis, a été traumatisée par le racisme biologique et le nazisme. Du coup, le mot a disparu du langage commun. Même l'extrême droite française évite de l'utiliser", remarque Louis-Georges Tin, fondateur du Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN), pour qui "croire qu'il suffit de supprimer le mot pour supprimer le mal relève de la pensée magique".
A cette raison historique, Pap Ndiaye en ajoute une autre : le développement dans nos sciences sociales d'après-guerre de l'anthropologie structuraliste, un courant inspiré de la linguistique qui appréhende la réalité sociale comme un ensemble formel de relations. L'influence de Claude Lévi-Strauss (1908-2009) y est essentielle.
"Son ouvrage Race et histoire, publié en 1951, a quasiment banni des sciences sociales françaises la notion de races, au profit de celle de cultures", rappelle-t-il. L'anthropologie française, soucieuse de rompre avec les sciences coloniales, se concentre désormais sur les grands invariants de l'humanité.
Gommer les différences pour combattre les discriminations ? Pas plus que la suppression du mot qui fâche, l'efficacité du procédé ne convainc Pap Ndiaye : "On comprend bien cette volonté sémantique de rompre avec un passé catastrophique, provenant à la fois de la dernière guerre et de la colonisation. Mais force est de constater que bannir la notion de race des sciences sociales n'a pas eu l'effet escompté. Pas plus que l'effort d'éducation qui a été fait dans les années 1960-1970 pour estomper les différences entre les peuples. Sinon, on ne serait pas aujourd'hui dans une situation où un petit tiers de la population française se déclare "un peu" ou "beaucoup" raciste." La volonté de nier les différences pour favoriser l'intégration des étrangers montre là ses limites, voire sa perversité.
Certes, il est délicat de parler de race. "Mais ne pas en parler l'est tout autant, et l'euphémisation ne fait qu'obscurcir le problème", renchérit le sociologue Eric Fassin, pour qui la suppression de ce terme dans le droit signe surtout le recul de la lutte contre les discriminations raciales.
"LA RÉPUBLIQUE COMBAT LE RACISME, L'ANTISÉMITISME ET LA XÉNOPHOBIE"
Les députés socialistes en ont eux-mêmes perçu le danger. Dans la proposition de loi amenée par le Front de gauche et adoptée en première lecture par l'Assemblée nationale, qui supprime de notre ordre juridique l'appartenance vraie ou supposée à une "race", ils ont imposé un amendement préalable : "La République combat le racisme, l'antisémitisme et la xénophobie. Elle ne reconnaît l'existence d'aucune prétendue race." Une précaution qui, selon Eric Fassin, n'empêche pas que soit menée "une politique effective de la race", notamment vis-à-vis des Roms.
"La persécution dont ces populations européennes font actuellement l'objet relève clairement de la discrimination raciale, que le gouvernement masque en parlant non pas de race, mais de culture, estime-t-il. Si l'on condamne ces gens à vivre au milieu des rats près des décharges, tout en disant qu'il est dans leur culture de refuser l'intégration, c'est qu'on les considère, de fait, comme faisant partie d'une autre race que nous."
Symbole puissant pour les uns, cache-misère pour les autres, la suppression du mot "race" de nos textes fondateurs soulève plus d'interrogations qu'elle n'apporte de solutions. C'est son mérite, mais aussi sa faiblesse.
"Supprimer le mot de la Constitution ou des textes de loi, c'est faire semblant de s'intéresser au racisme si ces mesures ne s'accompagnent de rien d'autre", résume Danièle Lochak. Professeure émérite de droit public à Paris-X, cette ancienne présidente du Groupe d'information et de soutien des immigrés (Gisti) souligne que le terme figure dans toutes les conventions internationales relatives aux droits de l'homme. Lesquelles, ratifiées par la France, font à ce titre partie de son droit positif.
Elle remarque encore que, depuis 2003, plusieurs initiatives parlementaires ont été menées pour faire disparaître le terme tabou de notre arsenal législatif - aucune n'ayant abouti à ce jour.
Danièle Lochak rappelle, enfin, qu'un grand colloque avait été organisé en mars 1992 au Palais du Luxembourg et à la Sorbonne. Son titre : "Le mot race est-il de trop dans la Constitution française ?" Vingt ans après, on y est donc encore.

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