samedi 11 mai 2013

LIVRES

Soignez-vous !

1 mai 2013

Le FN en symptôme d’une société malade auscultée par Bernard Stiegler

Et dire qu’on les a déclarées mortes, les idéologies ! Pourtant, depuis plus de quatre décennies, c’est sur le terrain idéologique que la «Révolution» - de signe contraire à celle dont rêvait Mai 68 - a posé ses mines et établi «la domination des idées néoconservatrices et ultralibérales». Les leurres qu’elle a diffusés «se déchirent de toutes parts» et sont dénoncés, les malheurs qu’elle a créés - l’«immondialisation», la crise hypersystémique, la dé-souverainisation du politique, le «gouvernement de la bêtise par la bêtise», la misère sociale - s’amplifient sous les yeux indignés de tous. Comment se fait-il alors qu’«aucune nouvelle lucidité», qu’aucun«renouveau du discernement» n’émerge pour les contrer, pour empêcher que continue «la destruction systémique des formes attentionnelles, c’est-à-dire de l’intelligence collective», et que«partout dans le monde, en particulier en Europe» on assiste à «une montée sans précédent des idées de l’extrême droite»- ces idées qui, causes de la catastrophe, sont prises pour son remède ?

«Symptôme».Il existe un terme, en grec ancien, qui désigne tout à la fois le médicament, le poison et le bouc émissaire (exutoire), la puissance curative et la puissance destructive, ce qui permet de prendre soin et ce à quoi il faut faire attention parce que toxique : lepharmakon. On entrevoit par là ce que serait une pharmacologie du nucléaire ou des nouvelles technologies de communication. Mais que peut être une Pharmacologie du Front national ? L’ouvrage de Bernard Stiegler - inscrit dans le travail de l’association Ars industrialis (1) - n’est évidemment pas une étude politique du FN ni une approche sociologique de son électorat. Le FN y est pris comme«symptôme» de l’«intoxication pharmacologique» (provoquée mondialement par «la folie et l’incurie» de la révolution conservatrice) dont souffre, du point de vue économique, politique, moral, cognitif, existentiel, la société tout entière : une maladie que cette société «ne parvient ni à expliquer ni à soigner», de sorte que, désarmée, elle se borne à ériger le FN en bouc émissaire de tous les dangers, de la même manière que le Front national et ceux qui partagent ses idées (37% des Français en 2012) font dériver tous les maux du bouc émissaire qu’est l’Immigré. Situation paradoxale, qui se nourrit des poisons qui l’ont produite et qui, la politique ayant été «discréditée» par l’économie financiarisée et la «pensée de gauche» ayant échoué, laisse la dégradation sociale se poursuivre.
Aussi faut-il lancer une thérapie de choc, «faire attention» aux électeurs du Front national, car en prendre soin «c’est prendre soin de la société tout entière», dans la mesure où «ce dont ils souffrent, c’est ce dont nous souffrons - mais moins qu’eux, et parfois sans vouloir le savoir, c’est-à-dire en pratiquant la dénégation sur l’air deTout va très bien madame la Marquise». C’est ce à quoi se voue Bernard Stiegler dans Pharmacologie, un livre de combat, passionné, dense mais lisible par tous (à deux chapitres près, que le philosophe conseille lui-même aux non-spécialistes d’«ignorer»), martelant ses thèses avec l’énergie de l’urgence et du dernier espoir. Il s’agit de lutter en effet contre «le désapprentissage, c’est-à-dire la destruction des savoirs remplacés par des compétences adaptatives et jetables, la dégradation du travail par l’emploi, l’impossibilité d’exercer ses responsabilités, le défaut de reconnaissance, la perte du sentiment d’exister qui en résulte, l’infantilisation de tous et de toutes tâches, la misère symbolique, économique, politique, intellectuelle, affective, spirituelle…». Tâche ardue, inutile de le dire, qui implique de «tout repenser», de déconstruire la philosophie et l’économie politiques, de reconsidérer les modalités de la «croissance», de remettre sur le métier la question de l’idéologie, créatrice de «leurres d’idées qui empêchent l’individuation psychique et collective, c’est-à-dire la vie des idées», d’analyser les procédures par lesquelles le psychopouvoir arrive à neutraliser l’action et chloroformer les esprits, les modèles industriels, les systèmes éducatifs, les contrats intergénérationnels, le «souci» de la langue, les effets des technologies numériques, les «capacités» et les responsabilités qu’on pourrait reconquérir…
Captation. Il y est question des craintes que suscitent déjà les futurs scores électoraux du FN, si une «alternative» n’est pas trouvée, de l’«espoir exceptionnel» que la récente victoire de François Hollande a suscité et dont il serait catastrophique qu’il fût déçu, mais aussi de Platon et de Marx, de Deleuze, de Gramsci, d’Althusser ou d’Amartya Sen. Mais Pharmacologie du Front national insiste avec le plus d’originalité sur un point qui semblerait de prime abord n’avoir aucune prégnance théorique : l’injonction de faire attention à… l’attention, à la formation de l’attention : «le principal résultat "anthropologique" de la Révolution conservatrice aura été d’avoirdétruit la culture, la politique et l’économie d’une véritable attentionet d’y avoir substitué une industrie de la captation destructrice de l’attention», qui rend «en quelque sorte hypersystémiquement aveugles et inattentifs à ce à quoi il faudrait justement faire attention comme jamais» - à savoir les milles substances toxiques qui, invisiblement mais sûrement, rendent une société invivable et privent les citoyens de toute «puissance d’agir».
Bernard Stiegler Pharmacologie du Front national Suivi du vocabulaire d’Ars industrialis, par Victor Petit Flammarion, 450 pp., 23 €.

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