samedi 4 mai 2013

En père et contre toutes

LE MONDE CULTURE ET IDEES | 
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Serge Charnay, père divorcé retranché au sommet d'une grue à Nantes pour revendiquer la garde de son enfant, le 15 février.
Serge Charnay, père divorcé retranché au sommet d'une grue à Nantes pour revendiquer la garde de son enfant, le 15 février. | Castelli

En ce début 2013 a eu lieu un événement inédit : le "printemps des pères". Le 21 mars, à Caen, au Puy-en-Velay, ou encore à Ploufragan (Côtes d'Armor), des hommes sont montés sur des grues, des toits et des pylônes pour accrocher le plus haut possible leurs slogans : "Un père est aussi important qu'une mère" ou "Liberté, égalité, coparentalité".
Le 15 février à Nantes, Serge Charnay avait inauguré ce mode d'action pour réclamer la garde de son fils. "Benoît, deux ans sans papa", affirmait la banderole de ce père qui est resté trois jours sur sa grue.
Que disent en substance ces hommes ? Que les pères sont malheureux. Qu'ils souhaitent être des pères modernes et s'investir auprès de leurs enfants, mais en sont empêchés par les femmes. La leur, en premier lieu, mais aussi les juges aux affaires familiales, en grande majorité de l'autre sexe.
TABLEAU TROMPEUR
Ils avancent une preuve de ce pouvoir jugé exorbitant : 75 % des enfants de divorcés vivent chez leur mère. Comme une légitimation de ce discours, l'association SOS Papa a été reçue par la ministre de la justice, Christiane Taubira, et la ministre déléguée à la famille, Dominique Bertinotti.

Mais ce tableau est trompeur. Si 75 % des enfants de divorcés vivent chez leur mère, c'est parce que les pères réclament rarement la garde complète ou la résidence alternée.
Autre réalité ignorée : une fois seules avec leurs enfants, ces femmes s'appauvrissent, voient leur carrière professionnelle entravée et refont difficilement leur vie sentimentale, contrairement à leurs ex-maris. Les impayés de pension alimentaire sont en outre légion - ils concernent un tiers des pensions, selon les dernières statistiques disponibles.
Quant au partage des tâches à la maison, il reste très inégalitaire. En 2010, le travail domestique occupait 4 heures de la vie quotidienne d'une femme contre seulement 2 h 13 dans la vie d'un homme, soit... six minutes de plus qu'en 1986.
"La participation des hommes aux soins et à l'éducation des enfants progresse peu, constatent les démographes Carole Brugeilles et Pascal Sebille dans le dernier numéro de la revue Informations socialesL'image du nouveau père participant activement aux activités d'éducation des enfants, souvent présentée comme une avancée, n'est donc pas observée dans les faits."
ÉMULES DU "MASCULINISME"
Parce qu'elles gagnent moins d'argent que les hommes, ce sont en outre les femmes qui aménagent leur temps de travail ou prennent un congé parental pour s'occuper des enfants. Ce qui enclenche un cercle vicieux : elles auront ensuite plus de risques de se retrouver au chômage ou dans un emploi précaire.
Lorsque l'on a ces données en tête, les hommes perchés sur des grues apparaissent moins comme des égalitaristes brimés que comme des émules du "masculinisme", ce mouvement antiféministe présent dans les pays anglo-saxons.
Des recherches confirment l'ambiguïté de leur discours. "La base militante d'associations comme SOS Papa est toute petite car la plupart des pères n'y adhèrent que le temps de leur procédure en justice, analyse Aurélie Fillod-Chabaud, spécialiste des mouvements de défense des pères, doctorante en sociologie à l'Institut universitaire européen de Florence.Ceux qui s'y investissent ont en général une vision traditionnelle de la famille. Ils ne revendiquaient pas le partage des tâches lorsqu'ils étaient en couple et n'étaient pas forcément engagés dans la paternité. Ils ne sont en général pas à l'origine de la séparation. La revendication sur les enfants est une forme de compensation."
S'ils ne sont pas perchés sur des grues, où sont donc les "nouveaux pères" ? Moins visibles que ceux qui organisent des coups d'éclat médiatiques, ils ne sont certainement pas majoritaires. Mais ils sont bien là.
PATERNITÉ AFFECTIVE
"Il existe une dimension nouvelle de la paternité aujourd'hui, celle du quotidien, analyse Agnès Martial, chargée de recherche au CNRS, membre du Centre Norbert-Elias de l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). Dans la définition idéale du père contemporain, il est toujours un pourvoyeur de ressources, mais il est aussi quelqu'un qui donne des soins aux enfants dans un temps domestique et familial ordinaire." Une partie croissante des pères adhère à cette nouvelle définition.
La valorisation de la paternité "affective", par opposition à la traditionnelle paternité "pourvoyeuse", est née dans les années 1970. "Des recherches ont montré que la présence du père était souhaitable dès le début de la vie de l'enfant, et non pas seulement après l'âge de raison [7 ans], souligne Jean Le Camus, professeur émérite de psychologie de l'enfant à l'université de Toulouse. La présence masculine a des spécificités, dans le contact corporel, dans le langage, qui bénéficient très tôt aux jeunes enfants."
A la même époque, les femmes revendiquent leur droit au travail et à l'autonomie. "Cela a créé un appel d'air et poussé les hommes dans le jeu domestique, poursuit Jean Le Camus. Certains ont pris conscience du fait que l'épanouissement de la masculinité pouvait aussi passer par l'implication dans le développement de l'enfant."
En écho à cette mutation, la notion de "puissance paternelle", qui assurait au père une autorité sans partage au sein de la famille, disparaît en 1970 du code civil. Dans le même temps, les droits de l'enfant émergent."L'enfant devient une denrée rare sur laquelle on investit plus, analyse Julien Damon, sociologue de la famille, professeur associé à Sciences Po.Réussir à être un bon parent devient un moyen de réussir sa vie, autant pour les hommes que pour les femmes."
Le droit suit ce mouvement. En 2002, le gouvernement de Lionel Jospin allonge le congé paternité, qui passe de trois à douze jours. La même année, la loi sur l'autorité parentale affirme que l'intérêt de l'enfant est d'être élevé par ses deux parents et permet aux juges, en cas de séparation, de fixer en alternance le domicile chez le père et la mère.
L'INDICE DE LA RÉSIDENCE ALTERNÉE
Aujourd'hui, le gouvernement envisage de réserver une partie du congé parental au second parent (le père dans la plupart des cas) pour l'inciter à s'impliquer davantage auprès de son enfant dès ses premiers mois ou ses premières années.
Un bon indice d'une plus forte implication des pères est l'émergence de la résidence alternée. Elle reste minoritaire, mais progresse sensiblement : elle concernait 15 % des enfants de divorcés en 2007 contre seulement 10 % en 2003. Ce système est une nouveauté considérable : auparavant, jamais des pères n'auraient imaginé vivre seuls une partie du temps avec leurs enfants.
"L'idée que la présence du père est nécessaire se diffuse, se vulgarise, se généralise", constate Christine Castelain-Meunier, sociologue au CNRS et à l'EHESS, auteure de nombreux ouvrages consacrés au masculin et à la paternité, et dont le prochain sera consacré aux activités ménagères.
Comment expliquer, dans ce cas, que le partage des tâches parentales demeure à ce point inégalitaire ? La chercheuse juge les statistiques trop grossières pour refléter les évolutions en cours. "On reprend les batteries de questions posées il y a vingt ans. Et les jeunes générations ne sont pas isolées dans les statistiques."
C'est pourtant parmi elles que se trouvent les hommes qui changent, selon la sociologue. Combien sont-ils ? Christine Castelain-Meunier a identifié"trois types d'hommes : un tiers est égalitaire, un autre tiers est sur une position défensive et nostalgique de la domination masculine, un dernier tiers ne bouge pas."
Car changer n'est pas simple, même pour ceux qui le souhaitent. Contrairement à ce qu'affirment certaines associations de défense des pères, les freins les plus puissants ne se trouvent pas du côté de la justice familiale. Une recherche à paraître, menée par une équipe de sociologues dans les tribunaux de grande instance, montre que les décisions des juges dans l'attribution de la garde des enfants ne sont pas influencées par leur sexe.
LE POIDS DES STÉRÉOTYPES
"Les mères demandent systématiquement la garde, les pères s'y opposent rarement, observe Céline Bessière, membre de cette équipe franco-canadienne (www.ruptures-ulaval.ca), maître de conférences en sociologie à l'université Paris-Dauphine. Les juges ne remettent pas en question les choix des parents. Ils ne veulent pas créer de conflit." 80 % des résidences alternées sont demandées conjointement.
C'est donc bien avant le passage éventuel devant un juge que les choses se jouent. Or le partage des tâches ménagères et familiales, avant ou après la séparation, ne dépend pas seulement de la volonté des individus et de leurs rapports de couple. L'histoire, l'organisation sociale, les stéréotypes qui enferment chaque sexe dans un rôle ont un poids considérable.
L'idée que l'éducation des enfants est une affaire de femmes reste très persistante - les puéricultrices, les nounous, les assistantes maternelles sont d'ailleurs presque toujours des femmes.
Certains pédiatres vont jusqu'à rejeter la résidence alternée au motif que l'enfant doit rester avec sa mère, "figure d'attachement principale", au moins jusqu'à l'âge de 3 ans. Quand la garde alternée est refusée par les juges pour cause de conflit trop aigu entre les parents, c'est donc souvent à la mère que l'enfant est confié...
Même déséquilibre dans les entreprises. L'inspectrice des affaires sociales Brigitte Grésy et la psychanalyste Sylviane Giampino ont interrogé des cadres pour le compte de l'Observatoire de la responsabilité sociétale des entreprises (ORSE), un organisme qui milite pour la parité domestique et professionnelle.
"LE TRAVAILLEUR N'EST PAS UN PÈRE"
Dans cette enquête parue en 2012, certains hommes regrettent que les obligations des mères soient prises en compte, mais pas les leurs. "C'est une injustice criante qu'un manager attribue à un homme des contraintes plus tardives le soir qu'à ses collègues femmes", résume un cadre.
Cette différence de regard au sein du monde du travail nourrit les inégalités. "La vie familiale au masculin est occultée, observe Christine Castelain-Meunier. Le travailleur n'est pas un père. En revanche, les entreprises sont contraintes de tolérer l'existence d'une vie familiale pour les femmes - ce qui ne leur coûte pas très cher parce qu'elles sont moins payées et ont moins de postes à responsabilités."
La contrainte professionnelle exercée sur les pères est d'autant plus lourde dans les catégories populaires, où le manque de moyens financiers empêche de recourir à des aides à domicile pour la garde d'enfant ou le ménage, qui soulagent les parents. Ce qui pourrait en partie expliquer que les résidences alternées progressent surtout dans les classes aisées de la population.
L'intériorisation de rôles préétablis se joue aussi en chaque femme et en chaque homme. Un soupçon d'incompétence pèse toujours sur les pères qui souhaitent s'investir dans la sphère domestique. "Il n'y a pas de transmission de savoir-faire par leur propre père, souligne Christine Castelain-Meunier. Or le savoir-faire prime dans une société de la vitesse. Pour aller plus vite, une femme sera tentée de dire : "Laisse, je vais le faire.""
Pour instaurer une véritable "démocratie domestique", il faut donc que les femmes acceptent de perdre une partie de leur pouvoir. "Ce n'est pas facile de renoncer à ses prérogatives, surtout quand on n'a pas satisfaction dans la sphère professionnelle et qu'on a toujours été mandatée pour s'occuper de la vie domestique", poursuit la chercheuse.
D'autant que, malgré quarante ans de féminisme, l'impératif de la "bonne mère " continue à prévaloir... même quand les femmes travaillent.




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