samedi 20 avril 2013

Sciences

En panne des sens

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | 

Il s'agissait de vérifier que, pour bien tourner, notre cerveau doit s'alimenter en permanence de stimulations sensorielles. Mais même en science, il y a l'officiel et l'officieux.
Il s'agissait de vérifier que, pour bien tourner, notre cerveau doit s'alimenter en permanence de stimulations sensorielles. Mais même en science, il y a l'officiel et l'officieux. | © Salvador Dalí, Fundació Gala-Salvador Dalí / Adagp, Paris 2012

Improbabologie. Même en science, il y a l'officiel et l'officieux. La raison officielle pour laquelle une équipe de l'université McGill de Montréal a commencé des expériences sur la privation sensorielle au début des années 1950 est ainsi énoncée dans l'étude qu'elle publie en 1954 dans leCanadian Journal of Psychology : lorsqu'une personne doit maintenir longtemps son attention sur un environnement où rien ne se passe (surveillance radar, pilotes au long cours), des pertes de concentration en résultent qui peuvent avoir de graves conséquences, comme si, pour bien tourner, notre cerveau devait en permanence s'alimenter d'informations de l'extérieur. Pour le vérifier, il faut donc examiner le fonctionnement cérébral chez des personnes privées de stimulations sensorielles.
Une bonne manière de procéder consisterait à déconnecter l'encéphale, mais, comme le fait remarquer l'article avec lucidité, les étudiants qui servent de cobayes aux expériences de psychologie semblent assez"réticents à subir des opérations du cerveau pour des motifs expérimentaux". L'amour de la science n'étant plus ce qu'il était, il faut "se contenter d'une isolation de l'environnement moins poussée".
Voilà comment. Vingt-deux étudiants sont recrutés. Leur mission doit a priori leur convenir puisqu'on leur propose d'être payés à ne rien faire du tout, allongés toute la journée sur un lit. Seules contraintes, porter des lunettes brouillant tout détail, avoir la tête encadrée par un oreiller en forme de U qui bouche les oreilles et porter des manches en carton allant jusqu'au bout des doigts et limitant au maximum toute sensation tactile. Les participants ont le droit de se lever pour prendre leurs repas et aller aux toilettes.
Ils commencent par dormir tout leur soûl. Mais ils finissent par se réveiller et s'ennuient, s'ennuient, s'ennuient. Avides de stimulations, ils se mettent à chanter, siffler, parler tout seuls. Ceux qui avaient prévu de préparer leurs examens dans leur tête n'y parviennent pas, incapables de se concentrer. Régulièrement testées avec des exercices mathématiques ou des anagrammes, leurs capacités cognitives sont en berne. Alors ils laissent leur esprit vagabonder, voire tomber dans des périodes blanches où plus aucune pensée n'émerge.
Enfin, les hallucinations arrivent, tout d'abord des points de lumière, des lignes, des structures géométriques. Puis cela se corse : un cobaye raconte avoir vu une rangée de petits hommes jaunes portant, bouche ouverte, une casquette noire, un autre se rappelle une procession d'écureuils avec des sacs à l'épaule, traversant un champ enneigé, tandis qu'un troisième a le sentiment que sa tête se détache de son corps. Malgré la prime quotidienne de 20 dollars, qui représente plus du double de ce qu'ils gagnent en moyenne, plusieurs participants préfèrent quitter l'expérience avant son terme. Celle-ci a, selon les auteurs de l'étude, permis de découvrir que le cerveau, pour fonctionner normalement, était "accro" aux stimuli extérieurs.
Il y avait aussi - et même surtout - une raison officieuse à ces surprenants travaux. Ces expériences de privation sensorielle intéressaient l'armée canadienne au point qu'elles ont tout d'abord été tenues secrètes. Chinois et Soviétiques ayant recours à ces techniques pour les lavages de cerveau, il ne fallait pas se laisser distancer. Elles ont également fait le bonheur de la CIA. En matière de torture, on n'a jamais fini d'apprendre.
Journaliste et blogueur (Passeurdesciences.blog.lemonde.fr)

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