dimanche 28 avril 2013

Au Mexique, l'agressivité sous le bistouri de chirurgiens

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | 
| Jessy Deshais
 Est-il éthiquement acceptable de réaliser une intervention chirurgicale définitive sur le cerveau pour traiter des troubles du comportement comme l'agressivité ? Deux publications d'une équipe mexicaine relancent la vieille polémique, que l'on croyait enterrée, sur la psychochirurgie. Dans les années 1970, les traitements chirurgicaux des maladies mentales avaient été bannis dans la plupart des pays après de graves dérives et l'émotion suscitée par des films comme Soudain l'été dernier (1959) et Vol au-dessus d'un nid de coucou (1975).
Depuis une dizaine d'années, ce champ s'est rouvert avec des techniques réversibles, telle la stimulation cérébrale profonde (SCP), qui permettent de moduler l'activité neuronale grâce à des électrodes implantées au niveau de cibles très précises du cerveau.
C'est en suivant de très près la littérature mondiale, pour écrire un ouvrage de référence sur la psychochirurgie (à paraître le 27 mai aux éditions Springer-Verlag), que Marc Lévêque, neurochirurgien à la Pitié-Salpêtrière, à Paris, a eu la puce à l'oreille. En 2011, il est alerté par un article publié dans une revue confidentielle, Cirugia y Cirujanos, le journal de la Société mexicaine de chirurgie.

12 CAS D'OPÉRATIONS NEUROCHIRURGICALES
Fiacro Jimenez-Ponce, de l'hôpital général de Mexico, et ses collègues y relatent 12 cas d'opérations neurochirurgicales chez des patients agressifs - neuf dans un contexte de retard mental, et trois de schizophrénie. Les résultats sont décrits comme positifs, avec un recul de trois à six mois. L'intervention a consisté en une destruction par thermocoagulation de deux zones : la capsule antérieure et le cortex cingulaire. Ce dernier appartient au circuit limbique, essentiel dans la gestion des émotions.
"Il est fait mention de l'accord d'un comité d'éthique, mais cette publication me met mal à l'aise, se souvient Marc Lévêque. L'agressivité est un trouble dont la définition et les étiologies demeurent floues, et dont les implications sociales sont indéniables. De plus, les cibles choisies par mes confrères n'ont jamais fait l'objet de travaux chez l'animal, et encore moins chez l'homme, dans l'indication agressivité." Plus tard, il repère un nouvel article de la même équipe dans une des revues de référence de la profession, Stereotactic and Functional Neurosurgery. A la lecture, Marc Lévêque va de surprise en surprise, raconte-t-il.
Dix cas sont alors rapportés, qui se recoupent partiellement avec ceux publiés l'année précédente. Même flou entre les deux séries pour la description des effets secondaires et des complications de l'intervention. Les résultats, jugés sur des échelles d'agressivité, semblent bénéfiques avec quatre ans de recul, mais 60 % des malades ont été perdus de vue. Une seule image radiologique est publiée, avec une légende erronée...
NOMBREUSES CRITIQUES MÉTHODOLOGIQUES ET ÉTHIQUES
Avec deux collègues, le professeur Jean Régis (Marseille) et le docteur Alexander Weil (Montréal), Marc Lévêque écrit à la revue Stereotactic and Functional Neurosurgery pour faire part de nombreuses critiques méthodologiques et éthiques. Ils s'interrogent même sur une manipulation des données. Leur argumentaire a été publié fin février avec une réponse des auteurs mexicains. "Les parents de ces patients, pour certains attardés mentaux, ont donné leur consentement, mais dans un contexte d'agressivité, cela pose la question d'un éventuel conflit d'intérêts", soulignent ainsi les trois signataires. Des réticences partagées par d'autres spécialistes.
"La cingulotomie n'est qu'une version plus contrôlée et plus limitée anatomiquement que la lobotomie, qui fut appliquée à de nombreux comportements jugés à l'époque comme antisociaux, s'attriste le neurobiologiste Hervé Chneiweiss, nouveau président du comité d'éthique de l'Inserm. Nous sommes, ici, dans un lifting des mêmes concepts, avec la biologisation et la médicalisation d'un trouble social pour justifier l'absence de respect du consentement éclairé du patient."
MANQUE DE RATIONNEL SCIENTIFIQUE
Le docteur Mircea Polosan, psychiatre au CHU de Grenoble, insiste sur le manque de rationnel scientifique et les faiblesses méthodologiques de l'étude. "La description des cas est assez lacunaire et la population recrutée très hétérogène, estime-t-il. Les échelles utilisées sont insuffisantes pour mesurer l'efficacité du traitement. Les troubles de l'humeur et du comportement ne sont pas évalués, ce qui est étonnant pour une étude incluant des patients schizophrènes. Il y a aussi un manque d'évaluation des effets secondaires, et donc de la tolérance, notamment sur un plan cognitif et motivationnel." Comme ses confrères, Mircea Polosan s'étonne que les Mexicains n'aient pas eu recours à une technique réversible de stimulation cérébrale profonde.
"Vue avec nos critères occidentaux, la méthodologie semble manquer de rigueur. Mais c'est une excellente équipe et il faut remettre leur travail dans le contexte de leur pays, tempère le professeur Bertrand Devaux, neurochirurgien à l'hôpital Sainte-Anne (Paris). Au Mexique, la stimulation cérébrale profonde n'est pas remboursée comme en France. Faut-il condamner d'emblée une intervention qui pourrait rendre service à certains malades ?"
"DÉMARCHE PRAGMATIQUE"
Un principe de réalité que défend aussi Fiacro Jimenez-Ponce, le premier auteur des articles, dans le long entretien qu'il a accordé au Monde... après un parcours administratif d'un mois, auprès de la direction de l'hôpital et du ministère de la santé. Un parcours qui en dit long sur la tension des autorités mexicaines sur le sujet, alors que le neurochirurgien avait accepté d'emblée de répondre point par point aux critiques.
"Ma démarche est pragmatique face à des cas extrêmes et très rares, justifie-t-il. Nos patients, résistants à plus de cinq ans de traitements médicaux, étaient dangereux pour eux et pour leur entourage. Certains s'automutilaient. L'un d'eux se mordait la langue. Un jour, il l'a avalée. Il s'est même arraché les yeux. Un autre a tué à coups de poing son grand-père. Je suis avant tout un médecin qui doit assister ses patients. Si j'ai une méthode qui peut réduire leur souffrance et celle de leur famille, je l'utilise. Des tests précliniques ne sont pas indispensables, d'autant que les troubles mentaux humains n'ont pas d'équivalent chez les animaux."
MANIPULATIONS DES DONNÉES
Sur le plan éthique, le médecin mexicain se défend en rappelant que chaque cas a été soumis à plusieurs spécialistes, puis au comité d'éthique de l'hôpital, composé de sept personnes issues de la société civile. "A la fin de la procédure, qui prend six à douze mois, une autorisation a été demandée à la famille", détaille-t-il, tout en reconnaissant que la demande d'intervention émanait le plus souvent des proches.
Quant au choix d'une intervention non réversible, il est, selon Jimenez, motivé par les contraintes financières, tout comme la durée très limitée du suivi. "La stimulation cérébrale profonde coûte 40 000 dollars [30 700 euros] au patient, précise le médecin, qui a l'expérience de cette technique dans la dépression. Sans compter 15 000 à 30 000 dollars pour une batterie, dont la durée de vie se limite à trois ou cinq ans. Mon intervention ne coûte que 500 dollars."
Enfin, comme dans son argumentaire à la revue, il réfute les accusations de manipulations des données, expliquant que les deux articles correspondent à deux recherches différentes, même si quatre patients sont communs. "La première s'appuyait sur une échelle très rudimentaire, complétée dans la seconde étude", insiste-t-il. Face aux inquiétudes suscitées par ces recherches, il assure les avoir suspendues, "afin d'analyser les résultats sur le long terme".

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