jeudi 21 mars 2013

Des jurés arbitres de la guerre des "psys"

LE MONDE | 


L'avocat de Kim De Gelder, Jaak Haentjens, le 26 janvier 2009 dans son bureau à Lokeren.
L'avocat de Kim De Gelder, Jaak Haentjens, le 26 janvier 2009 dans son bureau à Lokeren. | AFP/LIEVEN VAN ASSCHE

Le polar et ses auteurs ne suscitent pas, en Flandre belge, le même engouement qu'ailleurs en Europe du Nord même si la notoriété du romancier Pieter Aspe, créateur du savoureux commissaire Van In, et celle du cinéaste Michaël Roskam, réalisateur du film Rundskop - "Tête de boeuf", avec Matthias Schoenaerts - ont franchi les frontières étroites de leur région. L'un et l'autre s'inspirent en général de faits réels mais n'auraient osé imaginer l'incroyable épisode qui s'est déroulé le 23 janvier 2009 dans les faubourgs de Termonde, petite cité modèle au coeur du triangle Bruxelles-Gand-Anvers. Une affaire qui fait, aujourd'hui, l'objet d'un procès ultra-médiatisé.
Ce jour-là, un homme, âgé de 20 ans, juché sur un VTT, les yeux maquillés de noir, le visage blanchi et les cheveux teints en rouge, allusion au Joker du film Batman, s'introduit au Pays des fables, une crèche. Vêtu d'un gilet pare-balles, armé de couteaux, il tue une puéricultrice, puis deux bébés. Seize autres enfants et six employées seront blessés. On saura plus tard que l'auteur a soigneusement préparé son acte. Il y avait trop de monde dans une première crèche qu'il a visitée. A l'entrée de la seconde, il s'est peut-être ravisé. Mais une porte s'est refermée derrière lui, l'empêchant de faire demi-tour. Une heure plus tard, il était arrêté par un policier, alerté par son accoutrement.
Depuis la mi-février, l'énigme Kim De Gelder est devant la cour d'assises de Gand. "Le tueur de la crèche" a d'abord refusé de parler. Puis, d'une voix traînante, il a répondu, longuement, aux questions du président. Avant de s'énerver lorsque celui-ci lui a demandé s'il était"conscient" de ce qu'il avait causé. Il a insisté pour que son image ne soit pas diffusée, avant d'accepter d'être filmé et photographié. L'énigmatique jeune homme au regard vide, celui que ses copains de lycée avait baptisé "Satan" parce qu'il raffolait du noir, s'est empâté et semble peu à l'aise dans son costume mal taillé.

Il a contesté les propos de son propre avocat lorsque celui-ci a tenté de le faire passer pour dément, afin de lui éviter une très longue incarcération. Et, en fait, quatre semaines après son début, le procès n'est plus tout à fait celui du jeune assassin mais celui des divers psychiatres dont les diagnostics opposés interrogent, étonnent, choquent. "Un scandale absolu", écrivait, samedi 16 mars, le quotidienDe Standaard, critiquant "la pratique incroyablement arriérée" qui consiste à laisser un jury populaire choisir entre deux camps. Celui d'un collègue d'experts mandaté par le juge d'instruction, et qui a conclu qu'en l'occurrence l'accusé n'était ni autiste ni psychotique mais animé depuis son plus jeune âge par une pulsion de mort.
Dans la contre-expertise commanditée par la défense, ainsi que l'autorise la procédure belge, d'autres "psys" ont indiqué qu'ils étaient"certains à 99,9 %" que De Gelder souffrait bel et bien de graves troubles mentaux qui devraient lui valoir un internement.
Les parents du jeune garçon sont venus ajouter au trouble. Le père a témoigné qu'ils avaient eux-mêmes réclamé l'internement de ce fils qui les inquiétait, surtout lorsqu'il leur a dit qu'il voulait devenir un tueur en série... Avant cela, ses rires inexpliqués et son attitude de retrait leur faisaient déjà peur. Mais leur médecin de famille et quatre psychologues ne les ont pas suivis. Délaissant le foyer familial, le jeune Kim, qui s'était fourvoyé dans diverses études, allait aussi abandonner son boulot dans une jardinerie. Et à l'insu de tous, y compris de son seul ami véritable, il se mettait à échafauder des plans morbides. Une semaine avant son odyssée au Pays des fables, il projetait d'assassiner une famille entière. Elle était absente. Alors, il est revenu deux jours plus tard et a poignardé une septuagénaire. Loup solitaire, sorte d'Anders Breivik dénué de projet politique, il envisageait de commettre plusieurs dizaines d'assassinats - notamment dans d'autres crèches et dans une école de police. L'enquête a aussi révélé qu'à 16 ans, il s'était couché sur une voie de chemin de fer pour se suicider. Par miracle, le cheminot a arrêté à temps son convoi, renforçant involontairement le désir de l'adolescent de "punir la société", de "réaliser ses fantasmes", comme il le dira plus tard aux experts. Vrai ? Faux ? Il a parallèlement avoué à des codétenus qu'il lisait des ouvrages de psychiatrie pour tromper ceux qui l'interrogeaient.
Ce personnage de roman flamand très noir aura au moins permis d'illustrer l'état d'une justice belge dont les palais sont délabrés, les prisons surpeuplées et le personnel démotivé. Un système condamné à plusieurs reprises par des instances internationales parce qu'il enferme de nombreux malades mentaux dans des établissements pénitentiaires, sans les traiter.
Pays des règles que l'on n'applique pas, la Belgique dispose d'une loi sur l'internement votée en 2007 et d'un texte de 1999 créant un établissement pénitentiaire d'enquête et d'observation clinique. Calqué sur le modèle néerlandais, cette institution regroupant des spécialistes de diverses disciplines, uniquement affectés à cette tâche et correctement payés - les experts des tribunaux belges ne le sont pas - doit déterminer si un détenu est entièrement ou partiellement responsable ou irresponsable de ses actes. Il doit aussi évaluer les traitements possibles, le risque de récidive et le degré de dangerosité. Détail : depuis quatorze ans, la loi n'est pas entrée en vigueur... Et, scandaleusement, on laisse donc aux jurés la responsabilité de trancher, sans autre outil que leur conviction, des querelles de "psys".
stroobants@lemonde.fr

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